Archive dans février 2020

Air France, Renault, Accor et d’autres entreprises accusées de discrimination à l’embauche

Le gouvernement a épinglé jeudi 6 février sept entreprises françaises − Air France, Accor, Altran, Arkéma, Renault, Rexel et Sopra Steria − pour « présomption de discrimination à l’embauche » à la faveur d’une campagne de testing qu’il avait commanditée.

Ces entreprises, à l’exception de Renault qui n’avait pas encore réagi jeudi soir, se sont immédiatement déclarées « indignées » par les « faiblesses manifestes de la méthodologie utilisée qui aboutit à des conclusions erronées ».

Une première version de cette étude avait été révélée par France Inter début janvier sur un plus grand échantillon (103 entreprises) et aucun nom d’entreprise n’était alors sorti. Les résultats dévoilés jeudi portent sur 40 grandes entreprises du SBF 120. L’étude, conduite par des chercheurs de l’université de Paris-Est-Créteil entre octobre 2018 et janvier 2019, sera mise en ligne.

Lire aussi Une étude montre des discriminations à l’embauche « significatives » en fonction de l’origine

Les noms à consonance maghrébine plus facilement écartés

Selon les ministères du Travail, du Logement et le secrétariat aux Droit des femmes qui ont présenté ces résultats jeudi, il s’agit du « plus grand testing jamais réalisé en France sur l’emploi ». Emmanuel Macron avait promis une telle mesure en mai 2018 à l’occasion de l’annonce de mesures pour les banlieues.

En 2016, un précédent testing qui portait sur un envoi bien moins nombreux de candidatures avait épinglé AccorHotels et Courtepaille. La question du « name and shame » qui consiste à pointer du doigt telle ou telle entreprise fait débat.

« Sur l’ensemble des entreprises testées, il est estimé que le taux de succès du candidat dont le nom a une consonance maghrébine est de 9,3 % contre 12,5 % pour le candidat avec un nom à consonance européenne », ce qui représente « 25 % en moins de chance » d’avoir une réponse − de bonne réception ou donnant une information − indiquent les ministères.

Une étude avec des limites

« Ces tests correspondent à l’envoi de 10 349 candidatures fictives ou demandes d’information », candidatures spontanées ou répondant à une offre, précisent-ils. Ces demandes d’information, concernant des postes d’hôtesses d’accueil et de techniciens de maintenance, sont envoyées par paires : une avec un nom à consonance européenne et une avec un nom à connaissance maghrébine.

Cette étude a « ses limites », a cependant reconnu jeudi le gouvernement, des limites mises en avant par les chercheurs eux-mêmes. Les candidatures ont été envoyées à des managers alors que certaines entreprises ont « recours à des bases centralisées par les directions RH (ressources humaines) et à des ATS (applicant tracking system), c’est-à-dire une application ou une solution web qui assiste les RH dans les étapes du recrutement ».

S’ajoute à cela la question de la sous-traitance, largement utilisée pour les métiers testés, ce qui modifie la réponse aux CV des services des ressources humaines des entreprises.

Les sept entreprises épinglées, avec lesquelles le gouvernement dialogue depuis plusieurs semaines, ont déjà réfuté cette étude auprès des ministères impliqués.

Lire aussi (2016) : Discriminations à l’embauche : une étude sévère pour les grandes entreprises françaises

Air Liquide applique une discrimination positive

Interrogée jeudi, Air France « conteste totalement la méthodologie et les conclusions du rapport » qui « ne reflètent absolument pas la culture, les valeurs et les pratiques de l’entreprise », d’autant qu’elles reposent sur des candidatures spontanées. « Nous recrutons 4 000 personnes par an en France sur un marché d’ingénieurs ou règne la pénurie, nous ne pouvons pas nous permettre de faire de la discrimination », a réagi de son côté une porte-parole de l’entreprise Altran.

A noter que l’étude souligne le cas d’une entreprise, Air Liquide, pratiquant une discrimination « à l’envers » qui « avantage le candidat potentiellement discriminé ».

Le gouvernement a indiqué jeudi qu’il relancerait « une nouvelle vague de testing avec un cahier des charges prenant en compte les marges de progrès identifiées sur la première étude ». Les représentants des trois ministères n’ont cependant pas précisé quand serait présentée une « stratégie gouvernementale » contre les discriminations à l’embauche, pourtant annoncée par la secrétaire d’État à l’Égalité femmes-hommes, Marlène Schiappa.

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Deliveroo condamné en France aux prud’hommes pour travail dissimulé

C’est une première en France. La plateforme de livraison de repas Deliveroo a été condamnée pour travail dissimulé à la suite de la requalification du contrat de prestation de service d’un de ses coursiers en contrat de travail.

Un livreur à vélo ayant travaillé pour Deliveroo à partir de 2015 demandait la requalification de son contrat de prestation de service en contrat de travail. « Cela a été un très long combat, engagé en 2016 », a affirmé son avocat Me Kevin Mention.

Un juge départiteur du conseil des prud’hommes de Paris a condamné Deliveroo pour travail dissimulé, selon la décision consultée. La justice a « reconnu que le fait d’obliger le coursier à avoir un contrat de prestation de service était une volonté de frauder le code du travail de la part de Deliveroo et condamné l’entreprise à verser 30 000 euros au livreur », selon Me Mention.

« C’est le premier cas de requalification en France pour Deliveroo », a confirmé un porte-parole de la plateforme britannique. « Nous allons examiner cette décision et éventuellement faire appel », a-t-il ajouté. « Les livreurs nous disent qu’ils veulent choisir quand, où et s’ils veulent travailler et c’est ce que nous leur permettons de faire », soutient Deliveroo.

Décisions de justice en Europe

Le statut d’indépendant des coursiers de Deliveroo et de ses concurrents est contesté dans de nombreux pays, et plusieurs décisions de justice ont déjà donné raison aux livreurs.

En France, Me Mention entend « lancer une cinquantaine de procédures aux prud’hommes contre Deliveroo ainsi que des procédures contre Frichti et contre Stuart ». Il dénombre déjà « une soixantaine de demandes de requalifications validées » par les prud’hommes en France contre Take Eat Easy, plateforme liquidée en 2016, « et encore une centaine de procédures en cours ». Foodora, qui n’est plus actif en France, fait l’objet « d’environ 90 procédures » de sa part.

En Belgique, la plateforme de livraison est accusée de ne pas payer de cotisations sociales pour les milliers de coursiers qu’elle fait travailler dans le pays.

En Espagne, la justice a estimé que Deliveroo a fait passer comme indépendants des centaines de livreurs qui auraient dû être déclarés comme salariés, évitant ainsi de payer 1,2 million d’euros de cotisations sociales.

Lire aussi « Parfois 2 euros pour une course, c’est quoi ça ? » : grève des livreurs de Deliveroo à Paris

A leur tour, 80 médecins de Seine-Saint-Denis démissionnent pour ne plus « être complices de la gestion de la misère ».

Plus de 600 praticiens ont renoncé à leurs fonctions administratives et d’encadrement.
Plus de 600 praticiens ont renoncé à leurs fonctions administratives et d’encadrement. THOMAS SAMSON / AFP

Ils sont désormais plus de 600 praticiens en France à avoir renoncé à leurs fonctions administratives et d’encadrement. Jeudi 6 février, 80 médecins chefs hospitaliers de Seine-Saint-Denis ont démissionné, estimant « ne plus vouloir être complices de la gestion de la misère ».

Manque de tout, soignants sous-payés et à bout, patients mal pris en charge, quand ils sont pris en charge : lors d’une conférence de presse à Saint-Denis, cinq chefs de service membres du Collectif Inter-Hôpitaux (CIH) ont brossé un tableau apocalyptique de la situation dans ce département, le plus pauvre de métropole, qui devrait à leur yeux « constituer une zone sanitaire prioritaire ».

Dix mois après le début de la grève des services d’urgences, la crise s’est étendue à tout l’hôpital public, dont les personnels ont manifesté par milliers à la mi-novembre. Pour calmer la tension, le gouvernement leur a promis des primes, une rallonge budgétaire et une reprise massive de dette.

En pleine vague de démissions, la ministre de la santé, Agnès Buzyn, a annoncé mercredi qu’elle recevrait leurs représentants « mi-mars », après le versement de nouvelles primes, pour « voir s’il y a d’autres mesures nécessaires ». Mais pour les médecins de Seine-Saint-Denis, qui réclament désormais d’être reçus par le premier ministre ou le chef de l’Etat, il s’agit de « mesurettes totalement déconnectées des besoins ».

Lire le décryptage : Primes, rallonge budgétaire et reprise de la dette : les mesures du plan pour l’hôpital public

« Plus rien ne tient »

« Les soignants ne sont pas assez nombreux car les métiers ne sont plus attractifs. Comment une infirmière qui a Bac +3, travaille un week-end sur deux et en horaires décalés, passe son temps à absorber une misère sociale peut-elle être payée seulement 1,2 smic ? Même en Pologne et en Slovaquie elles sont mieux payées ! », s’est indigné le Dr Yacine Tandjaoui-Lambiotte, praticien en réanimation à l’hôpital Avicenne à Bobigny. « On tient nos patients à bout de bras mais nos bras vont flancher. Il faut perfuser de l’argent à l’hôpital public. Beaucoup d’argent », a-t-il argué.

« Plus rien ne tient, ça n’a plus aucun sens ce qu’on fait. C’est comme si on avait un torchon qui craquait et qu’on raccommodait dans tous les sens », a de son côté estimé le Dr Noël Pommepuy, pédopsychiatre à l’hôpital psychiatrique Ville-Evrard à Neuilly-sur-Marne, le deuxième plus important de France. Il a expliqué comment le manque de personnel conduisait à avoir recours à la contention et à l’isolement des malades – « une honte pour les équipes » – et à prioriser les patients : « Quand on reçoit trois enfants, on n’a le traitement que pour un seul. »

« Nous sommes physiquement et psychologiquement épuisés, nous avons l’impression de faire mal, trop vite, il y a une perte de sens de notre travail. On va dans le mur », a enchaîné le Dr Joëlle Laugier, de l’hôpital Delafontaine à Saint-Denis. Une nouvelle journée de grève et de manifestation est prévue le 14 février, à l’appel CIH, du Collectif Inter-Urgences et de tous les syndicats de la fonction publique hospitalière.

Lire les témoignages : « Chaque jour, j’ai des infirmières qui craquent et qui pleurent »

Trois questions pour comprendre la bataille à la tête d’Engie

Le 17 mai 2019, la directrice générale du groupe Engie, Isabelle Kocher, en meeting à Paris.
Le 17 mai 2019, la directrice générale du groupe Engie, Isabelle Kocher, en meeting à Paris. ERIC PIERMONT / AFP

Le conseil d’administration du groupe Engie doit décider, jeudi 6 février, du non-renouvellement du mandat de la directrice générale, Isabelle Kocher. L’imminence de cette décision a suscité de vives réactions politiques et beaucoup d’interrogations sur l’avenir de ce géant énergétique français.

Qu’est-ce qu’Engie ?

Le groupe est issu de la fusion, en 2008, entre Gaz de France et Suez. Engie est un groupe hétéroclite qui compte des activités très diverses. C’est le premier fournisseur de gaz aux clients particuliers en France, et le deuxième sur le marché de l’électricité. Il produit de l’électricité partout dans le monde à travers des énergies renouvelables (hydraulique, éolien et solaire notamment), du nucléaire (il opère les sept réacteurs belges), ou encore à partir d’énergies fossiles (du charbon, et surtout du gaz).

C’est aussi un géant dans les services à l’énergie. Enfin, le groupe possède en France les réseaux de distribution et de transport de Gaz (GRDF et GRT Gaz), ainsi que le stockage de gaz. Engie emploie 150 000 personnes à travers le monde.

L’Etat français est toujours le premier actionnaire d’Engie à hauteur de 23 %, mais il envisage de diminuer sa participation – comme le lui permet la loi Pacte adoptée en 2019 – sans avoir encore annoncé de plan précis.

Notre analyse : Les erreurs stratégiques de Gérard Mestrallet

Pourquoi le groupe est-il en crise ?

Depuis sa création, Engie a connu de nombreuses évolutions. Sous la direction de son fondateur Gérard Mestrallet, le groupe a investi fortement dans les énergies fossiles, particulièrement le gaz et le charbon. Depuis 2016, il a changé de stratégie, notamment sous l’impulsion d’Isabelle Kocher, et a vendu une grande partie de ses centrales à charbon, l’exploration et la production de gaz et les activités de gaz naturel liquéfié. La directrice générale a voulu davantage orienter Engie vers les services et les énergies renouvelables.

Mais le groupe a été traversé par plusieurs crises successives. D’abord, une crise de gouvernance, qui a opposé Isabelle Kocher au président Gérard Mestrallet, puis à son successeur Jean-Pierre Clamadieu. Les opposants à Isabelle Kocher lui reprochent des erreurs de management et une difficulté à communiquer avec son conseil d’administration. Ses partisans estiment qu’elle est attaquée parce qu’elle est la seule femme à diriger une entreprise du CAC 40 et qu’elle a pris parti pour la transition énergétique.

Le conflit entre Kocher et Clamadieu a pris une allure de guerre ouverte depuis fin janvier, où partisans et opposants s’invectivent par voie de presse. Le mandat d’Isabelle Kocher arrive à échéance en mai, et un conseil d’administration fin février devait décider si elle serait reconduite ou non. Face à l’ampleur de la crise, ce conseil a été convoqué en urgence jeudi 6 janvier.

Lire notre récit : Comment Kocher a perdu la bataille d’Engie

Isabelle Kocher est-elle sanctionnée pour être trop écolo ?

Depuis plusieurs jours, des personnalités, de Xavier Bertrand à Anne Hidalgo en passant par Cédric Villani, se sont mobilisées pour soutenir Isabelle Kocher dans sa volonté de reconduction. L’eurodéputé écologiste Yannick Jadot a ainsi appelé Emmanuel Macron à soutenir la dirigeante dans sa volonté de transformer son groupe pour faire face aux enjeux du réchauffement climatique.

Toutefois, le bilan d’Engie en la matière est contrasté : le groupe a effectivement investi dans les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique. La directrice générale a également construit un discours qui prend en compte le changement climatique et les enjeux de la transition énergétique. Mais Engie reste essentiellement un groupe gazier, qui opère encore des centrales à charbon dans plusieurs pays, et l’un des principaux émetteurs de CO2 en France. Isabelle Kocher ne s’est d’ailleurs pas revendiquée comme écologiste, mais mettait en avant sa capacité à dégager des bénéfices tout en agissant pour l’environnement.

Du côté de l’Etat et de Jean-Pierre Clamadieu, on explique que la stratégie d’Isabelle Kocher sera préservée, et qu’il ne s’agit pas de la remettre en cause.

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Les erreurs stratégiques du PDG historique Gérard Mestrallet ont pesé sur Engie

Gérard Mestrallet, ancien président du conseil d’administration d’Engie, lors de l’assemblée de l’énergéticien, en 2017.
Gérard Mestrallet, ancien président du conseil d’administration d’Engie, lors de l’assemblée de l’énergéticien, en 2017. ERIC PIERMONT / AFP

Une femme à abattre. Sans doute est-ce ainsi que les partisans d’Isabelle Kocher – et la directrice générale d’Engie elle-même – présenteront l’éviction de la seule dirigeante du CAC 40 au terme d’un mandat de quatre ans. Ils n’auront pas vraiment tort. L’histoire du patronat français ne manque pas de PDG masculins qui ont conservé longtemps leur fauteuil malgré un bilan sans relief, voire mauvais. Mais cette seule explication est évidemment trop courte.

Lire notre récit : Comment Kocher a perdu la bataille d’Engie

Mme Kocher n’a pas toujours fait preuve de doigté dans ses relations au sein d’Engie, où beaucoup de têtes ont valsé dès son arrivée. Quand elle devient directrice générale, en mai 2016, elle assoit vite un pouvoir sans partage en reléguant au second plan son président, Gérard Mestrallet, qui a créé le géant de l’énergie en mariant Suez à Gaz de France en 2008. Faire cela à un cacique du CAC 40 ! Et l’homme qui vous a poussé au sommet, qui plus est ! Imagine-t-on Henri de Castries, sitôt arrivé à la tête d’Axa, tuer ainsi son « père », Claude Bébéar ?

« La vieille garde industrielle »

Mme Kocher hérite alors d’un groupe en difficulté : 4,6 milliards d’euros de pertes en 2015. Rebaptisé Engie, il n’a négocié son virage « vert » que deux ans plus tôt, quand M. Mestrallet a décidé de « déprécier le monde ancien » en tirant un trait sur 15 milliards d’euros d’actifs dans ses comptes, puis sur quelques milliards l’année suivante. « On ne peut pas s’accrocher au monde ancien, déclarait-il alors au Monde. Je veux investir dans le monde nouveau, qui passe par notre implication dans la transition énergétique en Europe. »

En 2012-2013, il avait ferraillé à Bruxelles contre les subventions à l’éolien et au solaire autorisées par la Commission européenne

Mais, en 2012-2013, il avait ferraillé à Bruxelles contre les subventions à l’éolien et au solaire autorisées par la Commission européenne, qui l’avaient obligé à fermer de nombreuses centrales électriques au gaz. « On est allé trop vite et trop loin sur les renouvelables », affirmait-il. Au début de la décennie 2010, il avait également renforcé ses positions dans la production d’électricité à partir d’énergies fossiles en achetant le britannique International Power pour 28 milliards d’euros. Loin d’une stratégie bas carbone.

Mme Kocher a pressé le mouvement en 2016, en cédant une bonne partie de ses centrales au charbon, les plus polluantes et émettrices de CO2. Pour l’un de ses soutiens inattendus, le député européen Europe Ecologie-Les Verts Yannick Jadot, elle se heurte à la « vieille garde industrielle de ce pays », moins soucieuse qu’elle d’accélérer la transition énergétique. Ce rythme plus soutenu semble, pourtant, satisfaire les analystes des grandes banques, qui ont récemment publié des notes optimistes sur le potentiel de rebond du titre.

Comment Kocher a perdu la bataille d’Engie

Jean-Pierre Clamadieu, président d’Engie, Isabelle Kocher la directrice générale et Gérard Mestrallet, ancien PDG,  lors de l’assemblée générale annuelle de l’énergéticien, en mai 2018.
Jean-Pierre Clamadieu, président d’Engie, Isabelle Kocher la directrice générale et Gérard Mestrallet, ancien PDG,  lors de l’assemblée générale annuelle de l’énergéticien, en mai 2018. ROMUALD MEIGNEUX/SIPA

Dans la saga pour les adolescents Hunger Games, les spectateurs assistent en direct à la mise à mort des participants d’un jeu télévisuel. Depuis le début de la semaine, le capitalisme français ressemblait furieusement au best-seller voyeuriste tant l’éviction programmée d’Isabelle Kocher, directrice générale d’Engie, s’est transformée en déballage public.

Pour couper court à une agonie « en live », Jean-Pierre Clamadieu, le président de l’énergéticien, a convoqué un conseil d’administration extraordinaire jeudi 6 février. Il sera précédé d’une réunion du comité des nominations, des rémunérations et de la gouvernance qui, sauf coup de théâtre, devrait proposer au « board » de ne pas renouveler le mandat de la directrice générale, qui s’achève en mai 2020. Le conseil d’administration devrait dans la foulée acter cette décision. « Elle n’avait plus la confiance des administrateurs », résume un proche d’Engie. « Elle n’en fait qu’à sa tête », ajoute cet autre protagoniste, qui la soutenait pourtant encore il y a peu. Comme tous les participants à cette bataille, ce dernier a requis l’anonymat.

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La contre-offensive politique lancée par Mme Kocher ces derniers jours a achevé de liguer l’establishment contre elle. Dans Le Journal du dimanche du 2 février, dénonçant une « campagne » contre elle, elle a appelé à la rescousse le chef de l’Etat. Principal argument, relayé ensuite par des personnalités politiques de tout bord : la patronne d’Engie se targue de mettre en œuvre l’engagement d’Emmanuel Macron en faveur du climat. Depuis lundi, Yannick Jadot, le député européen écologiste, Xavier Bertrand, le président de la région des Hauts-de-France, ou encore la maire de Paris, Anne Hidalgo, ont ainsi affiché leur soutien à la directrice générale du groupe gazier.

C’est un trio composé de trois membres du comité exécutif qui assurera l’intérim en lien étroit avec M. Clamadieu

Ce baroud d’honneur a provoqué l’effet contraire à celui escompté. L’Etat – qui détient 23,64 % de l’ex-GDF Suez – a accepté d’accélérer le calendrier, comme M. Clamadieu le souhaitait depuis des semaines. « Elle veut partir en martyre de la transition écologique », s’agace-t-on au sein de l’exécutif. La question d’un second mandat pour Mme Kocher devait être examinée par le conseil d’arrêté des comptes du 26 février. Mais la situation n’était plus tenable.

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Il apparaît fort probable que la dirigeante de 53 ans quitte ses fonctions avant la fin de son mandat. M. Clamadieu, ancien président du comité exécutif du chimiste belge Solvay, avait proposé d’assumer l’intérim le temps de trouver un nouveau pilote pour Engie. Mais l’Etat, qui milite pour le maintien d’une gouvernance dissociée, n’y a pas consenti. C’est finalement un trio composé de Paulo Almirante, directeur général des opérations (avec des pouvoirs renforcés), Judith Hartmann, directrice financière, et Claire Waysand, secrétaire générale, qui assurera l’intérim en lien étroit avec M. Clamadieu. Au sein du groupe énergétique comme de l’Etat, on espère trouver rapidement une dirigeante pour remplacer la seule femme à la tête d’un groupe du CAC 40 – une liste de sept noms aurait déjà été établie.

Engie : « Depuis des décennies, la France cherche sa voie en matière de gouvernement des entreprises »

La directrice générale d’Engie, Isabelle Kocher, et le président de l’énergéticien, Jean-Pierre Clamadieu, à Paris, en mai 2019.
La directrice générale d’Engie, Isabelle Kocher, et le président de l’énergéticien, Jean-Pierre Clamadieu, à Paris, en mai 2019. ERIC PIERMONT / AFP

Pertes & profits. Moins rocambolesque que l’affaire Renault, mais tout aussi médiatique, le conflit entre la directrice générale d’Engie et les membres de son conseil d’administration est devenu un sujet public. Au nom de la défense de l’écologie et de la promotion des femmes, des personnalités politiques diverses se sont engagées publiquement pour défendre le poste d’Isabelle Kocher.

Bien sûr, ces deux histoires sont différentes. Mais elles interrogent toutes deux la gouvernance des grandes entreprises. Dans un cas, celui de Renault, on a souligné la passivité d’un conseil d’administration, face à la dérive autoritaire et aux abus d’un patron tout puissant, Carlos Ghosn. Dans l’autre, il est plutôt reproché au conseil son activisme pour débarquer une patronne qui n’a pas démérité.

Au gré des scandales et du bruit médiatique

Trop passif ou trop actif ? Depuis des décennies, la France cherche sa voie en matière de gouvernement des entreprises. Si le système allemand, avec son conseil de surveillance et son directoire, ou britannique, avec un président et un directeur général, sont peu contestés, le français, lui, évolue sans cesse dans un climat de suspicion et d’opacité, au gré des scandales et du bruit médiatique. Jusqu’au seuil des années 1980, les affaires étaient claires. Le PDG omnipotent cumulait les fonctions et présidait lui-même un conseil très consanguin, formé essentiellement d’autres patrons du même monde. L’instance n’intervenait qu’en cas de crise grave et pour avaliser les successions souvent préparées par le grand chef.

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Avec la montée en puissance de la finance, à la fin du siècle XXe siècle, est apparue la notion anglo-saxonne de « gouvernance », vieux mot français anglicisé, qui entend introduire une forme de contre-pouvoir dans l’entreprise pour mieux représenter les intérêts des actionnaires. De la même manière que fut consacrée par la loi l’obligation de nommer des administrateurs salariés pour représenter les intérêts du personnel et, parfois aussi, des représentants des clients ou de la société civile. Une forme de gouvernement destiné à apporter un semblant de démocratie, dans une communauté qui en était, jusqu’à présent, dépourvue.

Une opinion illégitime

Le patronat s’est lui-même doté de sa propre charte, qui précise que le conseil d’administration détermine les orientations stratégiques, nomme et révoque les dirigeants mandataires sociaux, choisit le mode d’organisation de sa gouvernance et contrôle la gestion.

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A l’instar du conseil d’Etat ou du Conseil constitutionnel, il est une forme de dissociation entre les fonctions d’exécution et de contrôle. Il est humain, et fréquent, que l’on cherche à l’influencer par tous les moyens. La singularité de l’affaire Engie tient évidemment à la présence majeure de l’Etat au capital de l’entreprise. Et, pour peser sur l’Etat, quand les intrigues de couloir ne suffisent pas, il est toujours possible de jouer l’opinion. Mais si cette dernière a raison de critiquer l’entreprise sur son attitude et ses choix, comme les écologistes l’ont souvent fait avec Engie, elle n’a ni la compétence, ni la légitimité a en choisir ses dirigeants.

Conférence « Qui travaillera demain ? » : « L’économie de la confiance se développe »

Après avoir mené la stratégie de développement durable de plusieurs entreprises, Miniya Chatterji a fondé sa structure de conseil à New Delhi, d’où elle est originaire, mais aussi à Paris, où elle a fait ses études.

Dans les années qui viennent, voyez-vous plutôt dominer un modèle ultralibéral, fondé sur la concurrence, ou un modèle différent, axé sur la collaboration ?

Miniya Chatterji : Il est intéressant de voir que, dans le monde de l’entreprise et dans le privé, l’économie de la confiance se développe. Plus que la nature des objets échangés, c’est la confiance des gens qui sous-tend ce modèle économique d’un nouveau genre.

Je le vois de plus en plus, et dans les modes d’organisation aussi. Parmi les exemples que j’ai en tête, il y a Zappos [entreprise de vente en ligne de chaussures, filiale d’Amazon], qui a opté pour un mode d’organisation particulier, l’« holacratie ». En résumé, c’est une entreprise sans patron, plus ouverte, et donc plus transparente. Il y a aussi Lego, qui collabore avec ses clients. Si l’un d’entre eux propose un design intéressant pour une pièce, il touchera un pourcentage sur les recettes.

De plus en plus, je constate une évolution vers la transparence, la confiance, entre les services et entre les clients et les entreprises. Bien sûr, l’essor des nouvelles technologies – comme le cloud – a contribué à développer cette économie de la confiance.

Voyez-vous une différence dans la manière de gérer cette évolution entre la France et l’Inde, où vous êtes installée ?

La France arrive assez bien à tirer parti de la technologie pour améliorer la transparence. Les choses avancent. Mais la transparence est une question souvent plus politique et culturelle que technologique. C’est un défi que le pays doit encore relever. C’est un peu comme en Inde, où la question culturelle influe sur la manière de collaborer, tout comme l’application du droit des sociétés, qui laisse à désirer. C’est ce qui explique la culture du secret ambiante.

Pensez-vous que l’économie sociale et solidaire soit l’avenir ?

Elle ne va pas conquérir tout le secteur privé. Mais elle fera toujours partie intégrante du fonctionnement des entreprises. C’est un modèle économique. Donc, oui, les choses vont évoluer, ce modèle est parti pour durer. Il coexistera avec de nombreux autres modèles économiques, mais il va se développer, c’est une certitude.

Vous avez fondé Sustain Labs, qui a une antenne à Delhi, une à Paris, une autre à Auckland, vous vivez à Goa et vous travaillez également à Dubaï. Pensez-vous que ce type d’entrepreneuriat nomade va devenir la norme ?

« Qui travaillera demain ? » Les coopérateurs ou les compétiteurs ?

Dominique Méda

Vers un surcroît de coopération

Tribune. La sociologie a établi depuis fort longtemps un lien entre compétition et surconsommation. Dans Théorie de la classe de loisir (1899), par exemple, Thorstein Veblen montre qu’« au fur et à mesure qu’une personne fait de nouvelles acquisitions et s’habitue au niveau de richesse qui vient d’en résulter, le dernier niveau cesse tout à coup d’offrir un surcroît sensible de contentement ». Elle ne va donc avoir de cesse qu’elle n’obtienne de nouveaux biens dans un processus où rivalité et consommation ostentatoire s’alimentent l’une l’autre.

En 1970, les travaux de Baudrillard dans La Société de consommation l’ont confirmé : la consommation est un langage dont l’usage principal est de permettre aux individus de se différencier. Un tel processus alimente donc aussi la croissance du PIB dont les dégâts sont dénoncés depuis les années 1970 et de plus en plus fortement à mesure que la crise écologique s’aggrave.

La gestion partagée des biens communs que sont le climat et les éléments composant la biosphère exige à l’évidence des formes de coopération étroite, notamment internationales

La reconversion écologique dans laquelle nos sociétés doivent s’engager de toute urgence devra donc sans doute faire une place beaucoup plus importante soit à un type de compétition qui n’entraîne pas une forte consommation d’énergie (donc qui s’appuie sur d’autres leviers que l’achat de biens, par exemple des compétitions sportives, des joutes oratoires…), soit à un surcroît de coopération.

La gestion partagée des biens communs que sont le climat et les éléments composant la biosphère exige à l’évidence des formes de coopération étroite, notamment internationales. Mais les processus de production eux-mêmes devront devenir plus coopératifs : la reconversion écologique s’accompagnera sans doute d’une relocalisation d’une partie de la production en raison de la hausse du coût des transports.

Celle-ci pourrait alors être prise en charge par un artisanat local revitalisé et/ou un tissu de coopératives. De la même manière, nombreux sont ceux qui attendent que le coopérativisme de plate-forme, théorisé par Trebor Scholz, se substitue aux plates-formes capitalistes actuelles. En tous cas, les travaux qui appellent de leurs vœux un tel changement sont désormais de plus en plus nombreux.

Dominique Méda est directrice de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales. Elle a écrit notamment « La Mystique de la croissance. Comment s’en libérer » (Flammarion, « Champs actuel », 2014).

« Qui travaillera demain ? » Les jeunes ou les seniors ?

Serge Guérin

Un projet partagé pour éviter l’affrontement

Tribune. L’affrontement entre jeunes et seniors n’est pas écrit. Tout dépendra si nous laissons la société française continuer de se fragmenter ou si nous inventons un projet partagé fondé sur l’accompagnement et la réciprocité. La France fait face à certaines spécificités au regard de ses voisins : faible valorisation des services, chômage de masse structurel, retard en matière de robotisation, démographie tonique qui entraîne l’arrivée chaque année sur le marché du travail de beaucoup de jeunes, image très dégradée des seniors…

Depuis les années 1970, toutes les études montrent qu’en matière d’insertion professionnelle, la ligne de fracture concerne le niveau et, surtout, la valeur du diplôme. A l’avenir, le besoin de compétences va continuer de s’élever. Les jeunes sont réputés plus aptes à l’innovation, plus adaptables, plus modernes que leurs aînés ?

Le besoin des entreprises devrait être croissant pour des personnes, de tous les âges, disposant de savoir-être

Sauf qu’aucune étude n’est venue conforter ces représentations. Au contraire ! L’expérience, le relationnel, la capacité de recul sont des caractéristiques associées à la prise d’âge qui peuvent contribuer à l’efficience au travail. Et puis, y aura-t-il suffisamment de personnes compétentes pour faire l’économie du savoir-faire et de l’expérience des seniors ?

La société qui vient sera à la fois plus complexe, plus performante, plus exigeante… Aussi, le besoin des entreprises devrait être croissant pour des personnes, de tous les âges, disposant de savoir-être, formés aux soft skills [« qualités relationnelles »], sensibles à la préservation de l’écosystème, sachant apprendre des uns et transmettre aux autres, capables d’accompagner les âgés, les fragiles, les non-qualifiés…

C’est, en particulier, les métiers de la santé et du « prendre soin », des services à la personne, de l’accompagnement social, de la protection, de l’enseignement et de l’éducation qui vont être le plus en tension pour attirer ce type de qualité humaine.

Disposer d’un minimum d’expérience, de capacité d’empathie et de discernement sera plutôt un avantage pour s’acquitter de telles missions. Ce n’est donc pas l’âge qui fera la différence mais la personnalité.

Serge Guérin est professeur de sociologie à l’Inseec SBE. Il est notamment l’auteur de « Les Quincados » (Calmann-Lévy, 2019) et coauteur de « La guerre des générations aura-t-elle lieu ? » (Calmann-Lévy, 2017)