Guy Ryder, dirigeant de l’OIT : « Le monde du travail est cause d’inégalités »
L’Organisation internationale du travail a exposé, mardi, un rapport sur le futur du travail. Son directeur général dresse les visions d’avenir de l’organisation.
L’Organisation internationale du travail (OIT), qui rassemble les représentants des gouvernements, des employeurs et des travailleurs de 187 Etats, fête son centenaire en 2019. Son secrétaire général (depuis 2012), Guy Ryder, ex-secrétaire général de la Confédération internationale des syndicats libres (CISL) puis de la Confédération syndicale internationale (CSI), explique au Monde quel rôle peut jouer cette organisation des Nations unies, à l’occasion de la parution, mardi 22 janvier, d’un rapport sur le futur du travail, « Travailler pour bâtir un avenir meilleur ».
Alors que l’OIT s’apprête à fêter ses cent ans, le constat que vous tirez est difficile, avec l’accroissement des inégalités dans le monde.
En effet, nous traversons une période d’inégalités croissantes. Ce n’est pas seulement un fait, c’est un problème. Aujourd’hui cette analyse est amplement partagée, comme l’indique l’agenda 2030 d’objectifs de développement durable (ODD) retenu par les Nations unies. Jusqu’à peu, il était difficile d’établir un consensus sur cette réalité. Le monde du travail n’en est pas la victime, il est lui-même facteur d’inégalités, avec les salaires, les rémunérations des dirigeants, etc.
De fait, le futur du travail se retrouve au centre du débat. Les questions de justice sociale sont prioritaires. Cette carence de justice fait réagir les gens partout dans le monde. On le voit en France avec les « gilets jaunes ». Il faut répondre sur ce point et ainsi protéger la stabilité des sociétés. Ce constat était vrai il y a cent ans déjà.
Cela signifie-t-il que l’OIT n’a pas été efficace, n’a pas su répondre aux défis du siècle dernier ?
Est-ce à dire que rien n’a été fait ? Non ! Le monde du travail n’est pas comparable aujourd’hui à ce qu’il était au début du XXe siècle. Les conditions de travail se sont beaucoup progressées, si l’on considère par exemple le travail des enfants. Mais les défis demeurent en partie les mêmes. Il reste beaucoup à faire.
Nous n’avons jamais vécu une période de transformation de nos sociétés comme celle que nous connaissons actuellement, qui affecte autant les relations du travail. L’impact est ressenti par tout le monde, mais pas toujours compris par les personnes qui sont touchées. Comme elles ne maîtrisent pas ces changements, cela crée de l’inquiétude, puis de la frustration et de la colère.
Les nouvelles technologies arrivent en force, des entreprises géantes sont créées dans l’économie numérique. On assiste à une atomisation de l’emploi, un développement de l’informel. Tous ces bouleversements sont pénibles à appréhender.
Comme prévu, les mouvements d’employeurs ont refoulé une proposition des organisations de salariés, visant à instaurer un bonus-malus afin de contenir la prolifération des contrats courts. Cette fin de non-recevoir n’a pas, pour autant, provoqué de conflit. Les acteurs veulent prolonger leurs échanges, même s’ils tournent à la « course de lenteur », selon la formule de Denis Gravouil (CGT). Deux réunions supplémentaires auront lieu, les 14 et 20 février.
La délégation patronale a procédé avec méthode, mardi. D’abord, tailler en pièces tout système de bonus-malus qui augmenterait les cotisations des entreprises dont la main-d’œuvre tourne fréquemment. Une « mauvaise idée », d’après Hubert Mongon (Medef), car elle « risquerait de freiner l’activité », de fragiliser plus encore les sociétés déjà « en difficulté » et de peser « sur les gains de productivité ». « Présentation à charge d’une piste qu’ils n’ont jamais voulu ouvrir », a objecté Marylise Léon (CFDT). Les parties en présence ont cependant disserté durant plus d’une heure sur la problématique pour aboutir à la conclusion, prévisible, qu’aucun terrain d’entente ne pourrait être trouvé.
Intérêt poli
Puis est venu le temps des « proposions alternatives », portées par le patronat pour favoriser « l’accès durable à l’emploi » et « sécuriser le parcours » des personnes. Une douzaine de résultats ont été déclinées, dont plusieurs s’inspirent de conventions de branches récemment signées : favoriser le recrutement en « contrat long » des salariés ayant enchaîné des contrats courts, améliorer la régulation des CCD d’usage (un statut particulièrement flexible), promouvoir les groupements d’employeurs – un dispositif où la main-d’œuvre partage son temps de travail entre plusieurs sociétés, etc.
Certains avis ont suscité un intérêt poli, du côté de la CFDT et de la CFE-CGC. Par exemple, celle accordant la priorité à l’embauche des individus effectuant des CDD à répétition. D’autres, au contraire, ont été vues par toutes les centrales comme des « lignes rouges » à ne pas passer : ainsi en va-t-il du recours facilité aux heures complémentaires pour les personnes à temps partiel. Mais, au total, la copie patronale a été jugée insuffisante : « Il n’y a aucun effort de fait par les entreprises, a lâché Michel Beaugas (FO). Ça ne sécurise que les [employeurs]. »
Dès lors, à quoi bon poursuivre la négociation ? Elle « n’a pas [débuté], on ne va pas la quitter », a expliqué M. Gravouil. « Les vraies [discussions] commenceront le 31 janvier », a renchéri Jean-François Foucard (CFE-CGC). Ce jour-là, le Medef, la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) et l’Union des entreprises de proximité (U2P) doivent découvrir un projet d’accord, avec – entre autres – des mesures sur les paramètres d’indemnisation des demandeurs d’emploi.
Elles s’annoncent rudes, aux yeux des syndicats, car le patronat entend respecter la « trajectoire financière » fixée par le gouvernement : permettre à l’assurance-chômage d’économiser 3 à 3,9 milliards d’euros en trois ans. Les représentants des organisations de salariés veulent donc continuer à croiser le fer pour, annoncent-ils, s’opposer à un texte synonyme de réduction des droits pour les chômeurs.
Position gênante
Dans cette condition, la probabilité de parvenir à un compromis apparaît très faible, de prime abord. « On va droit dans le mur », pronostique M. Gravouil. Mais une autre issue est possible : celle d’un « accord » a minima, paraphé par le patronat et une partie des organisations syndicales, qui ne contiendrait aucun mécanisme nouveau de majoration des cotisations ni de dispositions trop douloureuses pour les demandeurs d’emploi. Un tel scénario n’est pas à écarter : la CFTC et la CFDT se sont dites prêtes à mettre en balance le bonus-malus avec les propositions des mouvements d’employeurs.
Si cette hypothèse s’accomplit, l’exécutif se retrouvera dans une position inconfortable : soit il entérine l’accord, ce qui impliquera de renoncer à l’objectif d’économies et au bonus-malus – promesse de campagne d’Emmanuel Macron ; soit il le rejette pour pouvoir aller au bout de ses desseins mais avec le risque d’être, une fois de plus, dénoncé de piétiner les corps intermédiaires.