« L’intelligence artificielle peut contribuer à une aliénation très insidieuse »
Yann Ferguson est sociologue à l’ICAM et responsable scientifique du LaborIA, laboratoire lancé en 2021 sous l’égide du ministère du travail pour étudier les effets de l’intelligence artificielle sur les conditions de travail.
Quels problèmes éthiques pose l’utilisation d’une intelligence artificielle (IA) en entreprise ?
L’IA peut contribuer à une aliénation très insidieuse, pas nécessairement en me disant ce que j’ai à faire, mais en me donnant le cadre de ma pensée. Jusqu’à quel point peut-on laisser un système prendre une décision dont on ne comprend pas la raison ? L’Europe cherche à instaurer un cadre éthique pour l’utilisation de l’IA afin qu’elle suscite la confiance. Pour certaines applications dites « à haut risque », comme la détection d’un cancer, le système devra ainsi être « explicable », c’est-à-dire donner accès aux motifs de son diagnostic. Cela, on ne sait pas encore bien le faire : cela complique les modèles, augmente la puissance de calcul nécessaire et donc l’empreinte carbone.
Est-ce qu’il n’y a pas un rejet irrationnel de l’IA, qui remettrait en question notre supériorité ?
Il faut reconnaître que l’IA touche à quelque chose que l’on a longtemps considéré comme le propre de l’humain, l’intelligence logique ou cartésienne. On aime à penser que c’est la raison qui nous donne une supériorité sur les autres êtres vivants. Mais on se rend compte que nous n’exerçons pas cette domination avec énormément de bienveillance. On s’interroge donc sur ce qui va se passer si une forme d’intelligence supérieure émerge, si elle ne va pas nous faire subir ce qu’on fait subir aux autres êtres vivants. Au contraire, l’avènement de l’IA pourrait être l’occasion de valoriser d’autres intelligences majeures : relationnelle, émotionnelle, musicale, kinesthésique…
Le scénario optimiste dit que l’IA va libérer le travailleur de ses tâches les plus aliénantes. Que constate-t-on sur le terrain ?
Pour l’instant, on constate très peu de suppressions massives d’emplois liées à l’IA, plutôt une réflexion sur l’humain au travail. On s’interroge sur son sens, on se demande comment maintenir un travail épanouissant avec toute cette technologie qui arrive. Il faut voir sur la durée ce qui va se passer. Parfois, il sera admis que l’IA fera relativement moins bien que l’humain. Mais les entreprises pourraient, au nom de l’efficience ?, privilégier une solution moins performante, mais moins coûteuse.
Qu’est-ce qui reste à l’être humain ?
Nous devons encore mettre notre connaissance sensible du monde dans ce système. Une IA n’a pas la conscience et l’expérience de ce qu’est un yaourt ou une voiture. La théorie dit que trois grandes familles d’intelligences resteront propres à l’être humain : le travail complexe de précision, celui de l’artisan ou de l’ouvrier dans des environnements peu structurés ; l’intelligence créative et enfin l’intelligence relationnelle. Mais ces catégories demandent à être précisées. Il est nécessaire d’analyser en profondeur chaque activité pour définir ce qui peut être délégué ou non à une IA.