« L’innovation technique ne se programme pas en fonction de finalités à court terme et rentables »
« L’innovation résoudra tous nos problèmes. » Cette ritournelle messianique chantée à chaque crise, selon laquelle l’innovation technique et les entrepreneurs innovants nous sauveront de la catastrophe, ne résiste pas à l’analyse des processus d’innovation par les sciences de gestion et par l’histoire, qui, plus que le concept d’innovation lui-même, questionnent celui de « rupture ». Même si cela déplaît aux industriels ou aux politiques, l’histoire rend en effet intelligibles les choix et les actions des acteurs sur un temps plus ou moins long. Or, face aux menaces écologiques, induisant des risques pour les démocraties, nous devons admettre que ce qui nous arrive résulte aussi de la manière dont nous innovons et dont nous considérons l’innovation.
Depuis Fernand Braudel et son ouvrage Civilisation matérielle, économie et capitalisme, réédité en 2022 chez Armand Colin, on sait que la maîtrise des moyens de transport et de l’énergie a toujours été la condition sine qua non des flux et des échanges. Ce sont eux qui ont structuré les mondialisations successives, les croissances économiques reposent sur ces flux physiques. Les entreprises assumant les fonctions de conception, de production et de diffusion, l’innovation joue bien un rôle majeur dans ces processus.
Prenons le cas du vaccin Pfizer-BioNTech, qui a été développé en douze mois, ce qui est effectivement sans précédent. A suivre certaines analyses, il s’agirait d’une « rupture », car, jusque-là, le développement d’un vaccin prenait environ dix ans. Mais il s’agit d’une analyse à courte vue sur la seule année 2020, relayée par les panégyriques nord-américains à des fins de prise de contrôle du marché du médicament. Car, oui, la santé est un marché.
Or, ces analyses n’évoquent que trop rarement l’aspect cumulatif des recherches menées pendant cinq décennies, notamment le rôle de l’Institut Pasteur, à Paris, à l’origine de l’ARN messager grâce aux travaux de François Jacob, d’André Lwoff et de Jacques Monod, qui a reçu le prix Nobel de médecine en 1965. Pfizer a bénéficié (sans payer aucune redevance) de l’effort initial de la recherche publique fondamentale. Sous la surface de l’exploit innovant, l’analyse de l’innovation permet de mettre au jour des couches plus profondes, sur des temps plus longs.
L’importance de l’inconnu
La rupture sous-entend un « avant » et un « après », une innovation qui ferait table rase du passé. Or, l’analyse de cette notion montre qu’il s’agit plutôt d’une mise en mots pour qualifier ou justifier, en fonction de qui utilise la notion, l’introduction de nouveaux objets, services, technologies, mais aussi structures, méthodes et organisations, tandis que d’autres restent en usage. Non seulement les ruptures sont rares, mais elles n’éradiquent pas toutes les anciennes innovations. Elles peuvent les perpétuer et les faire évoluer. Cette approche par les usages permet donc d’analyser les résistances, les persistances, la réception et la diffusion des innovations dans les sociétés. Aujourd’hui, l’importance accordée à la réparation, à la maintenance, au recyclage, à la circularité et à la frugalité rend toute leur place à l’analyse et à l’histoire des innovations incrémentales.
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