« Le travail ne peut plus être un bunker qui tourne le dos au reste de la vie »

« Le travail ne peut plus être un bunker qui tourne le dos au reste de la vie »

Selon le sociologue Bruno Marzloff, auteur de Sans bureau fixe (FYP, 2013), le télétravail nous dirige vers un grand combat idéologique et des règles de management qui devront être réinventées.

Quel a été l’impact de la pandémie de Covid-19 sur l’organisation du travail ?

Le 15 mars 2020, nous nous sommes affranchis brutalement d’un siècle de fordisme [la production standardisée mise en pratique par Henry Ford aux Etats-Unis]. Ce modèle tenait par ses contreforts : la protection sociale, les congés payés, la retraite. Avec le confinement, on passe d’une structuration temporelle et spatiale encore liée à l’usine avec la routine métro- boulot-dodo à des travailleurs qui quittent massivement leur siège pour être derrière leurs écrans. Le numérique était là depuis vingt-cinq ans déjà, mais c’est comme si sa familiarisation et son intégration avaient surgi tout d’un coup.

A-t-on franchi une étape irréversible ?

Une grande entreprise ne pourra plus ne pas intégrer le télétravail, le fruit est mûr à cueillir. Malgré les difficultés de coexistence dans un même site d’activités familiales et professionnelles, le modèle a fonctionné et s’est même révélé redoutablement efficace en termes de productivité.

Une étude américaine a analysé les mails et agendas professionnels partagés de 3,1 millions d’employés aux Etats-Unis, en Europe et au Moyen-Orient sur une période de seize semaines, dont celles du confinement. Les salariés à distance travaillent en moyenne quarante-huit minutes de plus par jour. Le développement du télétravail permet également de réduire les coûts de l’immobilier. La tour Salesforce, symbole de la puissance de la tech, à San Francisco (Californie), s’est vidée : le géant du cloud n’obligera pas ses 10 000 employés à revenir travailler sur place.

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Des néologismes décrivent déjà le démembrement des espaces de travail : on parle de « firms from nowhere », littéralement « entreprises de nulle part », de « zoom towns » [la tendance à s’installer dans des villes moyennes]. On va vers une évolution de la fonctionnalité du siège, une réduction drastique de la surface des bureaux, accompagnée d’une archipélisation des espaces de travail. Il faut s’attendre à une nouvelle génération de lieux qui permettront de travailler quand on n’est pas au bureau. Le remembrement des activités professionnelles se fera dans une chaîne de localisations diverses à construire entre le siège de l’employeur et les résidences des actifs, avec des effets sur les transports et la localisation résidentielle. Le travail ne peut plus être un bunker qui tourne le dos au reste de la vie.

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Le management va-t-il évoluer avec les organisations hybrides ?

On quitte le modèle fordiste de l’industrie pour un modèle sans doute également fordiste : ce n’est pas parce qu’on n’est plus au siège qu’on n’est plus sous contrôle. Les télétravailleurs peuvent subir une injonction invisible mais prégnante à être devant l’écran, avec des techniques de contrôle du fordisme qui perdurent sous d’autres formes. Le middle management est désarçonné, ses conditions d’organisation sont réduites en poussière face à la débandade des troupes. Les règles du management doivent être réinventées, et ce ne sera pas facile. On se dirige vers un grand combat idéologique, avec d’un côté un management qui accompagne la flexibilité en responsabilisant les collaborateurs et en développant la confiance, et de l’autre un renforcement des pratiques de surveillance à distance.

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LJD

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