Contre les géants Deliveroo ou Uber, des livreurs en liberté
ReportageA Amiens, Antoine Hosin et ses associés ont créé BeeFast, leur propre plateforme. Une façon pour eux de s’émanciper des cadences infernales imposées par les géants du secteur. Partout en France, des initiatives similaires fleurissent.
Un vendredi soir à Amiens, par temps d’épidémie. La nuit et le couvre-feu ont vidé depuis 18 heures les rues de la préfecture de la Somme. Sous l’éclairage public, seules quelques ombres, à vélo ou à scooter, battent encore le pavé, le dos bossué par un sac cubique. Au pied de la cathédrale Notre-Dame, ces porteurs des temps modernes ne sont pas sans évoquer les portefaix du Moyen Age, ployant sous leur volumineux fardeau. Il y a quelques heures encore, ils étaient indistincts dans l’intense circulation et la cohue des piétons et des cyclistes. Des quidams qu’on ne remarquait ni ne regardait. Des invisibles, malgré leur protubérance isotherme et leur difformité physique. Ils se fondaient dans le paysage urbain. Désormais, on ne voit qu’eux, ces coursiers. Amiens leur appartient.
Au Sushi Shop de la joliment nommée rue des Corps-Nuds-Sans-Teste, les clients ne sont en effet plus que des êtres sans tête. A 18 heures pétantes, une femme est repartie avec la dernière vente à emporter de la journée, il n’y a désormais plus que des fantômes numériques qui clignotent sur les écrans d’ordinateur. Les commandes affluent par dizaines, par l’intermédiaire des multiples plateformes de livraison. La mécanique est admirablement huilée dans le restaurant. Pas un cri, peu de mots, une économie de gestes.
Les sacs en papier sont posés sur un bout de table, près de la porte d’entrée. Les coursiers vérifient les références sur leur téléphone et sur le colis, les enfouissent dans leur baluchon et filent. Sur un plan électronique de la ville, des épingles lumineuses indiquent les adresses à servir, afin de rationaliser les parcours mais aussi de surveiller le temps mis pour les accomplir. Contraste entre la décontraction de l’ambiance, la désinvolture des tenues et la pression permanente qu’imposent l’outil informatique et la dictature des algorithmes. Les plateformes promettent que ne s’écoule pas plus d’une demi-heure entre la commande et la livraison. Même sans bleu de chauffe, en cuissard et en blouson en Gore-Tex multicolore, il reste là quelque chose de la chaîne d’usine, du taylorisme et des Temps modernes, version XXIe siècle.
Local, éthique, écologique et social
Antoine Hosin, 23 ans, avait déjà soixante kilomètres dans les jambes quand on l’a retrouvé en fin d’après-midi. Lui s’est rebellé contre cette exploitation. En 2020, il a décidé de créer sa propre plateforme, 100 % picarde, baptisée BeeFast. Une application qu’il veut « locale, éthique, écologique et sociale ». Il a lancé également une association du même nom et trouvé une poignée de coursiers prêts à mutualiser les efforts. Des initiatives semblables, il s’en crée dans d’autres villes : Cyclôme à Clermont-Ferrand, Naofood à Nantes, Kooglof ! à Strasbourg. CoopCycle, une fédération qui compte 41 adhérents, tente de coordonner ces initiatives locales. Le temps des formalités administratives, BeeFast est enfin opérationnel en ce début de 2021. Les « abeilles rapides » rêvent désormais de populariser dans les rues d’Amiens leurs sacoches jaune et noir et leur nouvelle façon de travailler.
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