Changement dans le monde du mannequinat

Changement dans le monde du mannequinat

Des mannequins défilent lors de la dernière Paris Fashion Week, le 4 mars.
Des mannequins défilent lors de la dernière Paris Fashion Week, le 4 mars. REGIS DUVIGNAU / REUTERS

« Les sujets ne nécessitent pas être abandonnés seuls avec un photographe, maquilleur, ou tout autre adhérent durant un shooting. » « Tous les participants d’un shooting photo ou d’un tournage vidéo nécessitent se concevoir de façon professionnelle et ne pas se livrer à des actes de harcèlement. » Voilà le genre d’ordres que l’on trouve dans le guide Condé Nast pour lutter contre le harcèlement dans la mode. Il a été diffusé en janvier 2018, au moment où des photographes très influents dénoncés de harcèlement – parmi eux, Terry Richardson, Mario Testino, Bruce Weber – ont été mis au ban par des groupes de presse et des maisons de mode.

En septembre 2017, les groupes de luxe Kering et LVMH avaient ouvert la voie avec la constitution d’une charte pour progresser les conditions de travail et le bien-être des mannequins. La concomitance de ces faits n’est pas le fait du hasard : Instagram, qui s’est imposé vers 2015 comme le nouvel outil de communication de la mode, a bouleversé les rapports de force, donnant aux mannequins l’occasion de s’exprimer visiblement et, le cas échéant, de révoquer certains agissements.

Et les agences dans tout ça ? On les a peu expérimentées, alors qu’elles sont malgré cela au cœur du fonctionnement. Comment perçoivent-elles la situation ? Comment leur participation avec les mannequins a-t-elle évolué ? Réponse avec trois d’entre elles.

« On s’est toujours occupé des mannequins, c’est normal. Quand une fille étrangère arrive à Paris, on lui loue une habitation, on lui trouve un rendez-vous chez le médecin, on lui fait un book de photos… », déclare Nathalie Cros-Coitton. Pour la présidente de la Fédération française des agences de mannequins et de l’agence Women, la compétition entre les agences est telle que « si on ne traitait pas bien nos mannequins, ils iraient immédiatement voir la concurrence. Donc, au-delà de l’éthique, il y a des raisons économiques à agir ainsi ».

Un espace à l’abri des regards

Pour certains réponsables d’agence, l’agitation de ces dernières années n’a pas changé leur manière d’œuvrer ; ils estiment que leurs agences ont toujours été irréprochables. Chez Elite, le président, Vick Mihaci, pense aussi que « les chartes n’ont rien changé à [leur] manière de faire ». Il rappelle qu’en droit du travail, la France reste un Etat précurseur, le premier au monde à avoir exigé des certificats médicaux, généralement contrôlés par l’inspection du travail ; c’est aussi un des seuls pays où les mannequins ont un statut de salarié et non d’indépendant. Selon lui, les obstacles dont les mannequins ont pu se plaindre sur Instagram viennent plutôt des marques et de la course à la nouveauté à laquelle elles se livrent.

 

« Elles ne laissent plus aux mannequins le temps de se développer, elles peuvent les lâcher après une saison », déplore-t-il. Il évoque aussi la pression exercée sur les designers : « La créativité, on ne peut pas en avoir tous les jours, et quand il faut faire huit collections par an, il y a saturation. C’est du travail de dernière minute, et l’organisation devient très compliquée. » Et ce sont les modèles qui en font les frais. Toutes les agences ont leur lot d’anecdotes sur telle fille, appelée la veille d’un défilé pour faire un essayage à minuit, puis rappelée à 2 heures du matin, et de nouveau à 4 heures… pour finalement ne pas être choisie pour le show.

« Ces dernières années, les mannequins étaient devenus un cintre, il n’y avait plus de respect de la personne. Les chartes ont permis aux marques de rectifier le tir », conclu Lena Bodet, de l’agence Elite. « Avant, pour les défilés, les mannequins se changeaient là où ils pouvaient, peu importait qu’il fasse trop chaud ou trop froid, que ce soit plein de monde. Ça n’avait pas d’importance : c’était du bétail, ajoute Cyril Brulé, le chef de l’agence Viva. Avec la charte, toutes les maisons ou presque se sont mises sur les rails. » Aux défilés, les mannequins ont sitôt un espace à l’abri des regards pour se changer, un buffet cohérent où se restaurer, et même parfois un psychologue à disposition. Quant aux inévitables essayages, ils durent aussitôt moins longtemps : « A quelques exceptions près, maintenant, à 23 heures ou minuit, c’est fini, tout le monde est au lit ! », déclare Patrick Simon, d’Elite.

« Longtemps, dans les grands groupes, la direction a été complètement déconnectée de la réalité. L’équipe gouvernante allait complimenter le designer dans les coulisses après le défilé, mais ne se disait pas : “Tiens, il y a des mannequins à moitié nus, mais aussi des journalistes, des photographes” », déclare Cyril Brulé. Il a indirectement participé à la naissance de la charte LVMH Kering en alertant Antoine Arnault et François-Henri Pinault des dérives qu’il observait. Lors des séances de travail qui s’ensuivent, « les groupes ont découvert un laisser-aller qui durait depuis des années ». Cyril Brulé prend le modèle d’un mannequin homme qui a raconté devant un auditoire inquiété qu’il s’était retrouvé dans les coulisses d’un défilé en string avec un type qui prenait des photos des fesses de tous les modèles.

La chute des photographes dénoncés de harcèlement a aussi changé le climat sur les shootings, qui sont devenus plus tendus. Les photographes, les maquilleurs ou les coiffeurs saisissent plus de précautions, veillent à ne pas rester seuls avec un mannequin. « Si un photographe veut demander à une fille d’ouvrir un peu plus sa blouse pour la photo, il favorise que ça soit une femme qui le fasse à sa place », ajoute Nathalie Cros-Coitton, qui nuance : « Ça n’empêche, des prédateurs, il y en aura continuellement. Et la plupart du temps, ils ne se réalisent pas sur le lieu de travail, mais après. »

Toutes les agences consultées assurent ne pas avoir été confrontées à des cas de harcèlement ou d’agression. Bien sûr, toutes étaient au courant de la réputation de certains photographes, mais elles avancent l’argument de n’avoir jamais rencontré de mannequins prêts à déposer une plainte. « Des filles me disaient : “Je veux le job, même si ce photographe est relou, je peux le gérer” », ajoute Cyril Brulé, qui admet avoir déjà démissionné d’une agence qui ne réagissait pas lorsque des modèles révoquaient des pratiques coupables. « Les agences et les marques ont pris conscience qu’il est de notre responsabilité de ne pas travailler avec des gens pourris ou qui cautionnent ce système. »

Chaperon nécessaire

Le mannequinat est un des rares milieux où il existe une vraie mixité sociale, où l’on croise à la fois de riches héritier(ère)s et des réfugié(e)s fuyant la misère de leur pays. Mais tous n’ont pas les mêmes armes pour se défendre. « Un mannequin issu d’un milieu aisé, appuyé par sa famille, qui n’a pas une forte nécessitée à gagner de l’argent, est plus à même de gérer la pression ou le harcèlement. Une gamine qui vient d’un milieu défavorisé va plutôt penser “Je ne vais rien dire, sinon on va me renvoyer chez moi” », déclare Cyril Brulé.

 

Pour précéder la trop grande fragilité des mannequins, les chartes LVMH et Kering ont d’ailleurs modifié l’âge légal pour œuvrer : les moins de 16 ans ne sont plus acceptés, et le travail de ceux entre 16 ans et 18 ans compliqué par la présence obligatoire d’un chaperon. Avant, on pouvait apercevoir des adolescents sur les podiums. « Mais à cet âge-là, on ne tient pas la pression ! Comment une fille de 15 ans qui débarque à Paris sans maîtriser la langue ni connaître personne saurait-elle se comporter sur un shooting avec 100 personnes autour d’elle ? Surtout que, aujourd’hui, un mannequin doit non seulement être beau, mais aussi être sympathique, en forme, avoir une bonne personnalité et un super Instagram », s’excite Cyril Brulé.

La question de l’âge est aussi très attachée à celle du poids. « Pourquoi on recrute des adolescents ? Parce qu’ils ont des corps qui admettent absolument aux vêtements conçus par les designers », regrette Patrick Simon. Le danger étant que lorsque le corps de l’adolescent se change en corps d’adulte, le mannequin se voit abandonné par la marque qui l’employait et commence alors à s’affamer pour continuer de plaire. « Les chartes ont eu beaucoup d’effets positifs, mais rien n’a changé sur la question du poids, regrette Cyril Brulé. Les mannequins qui ne travaillent pas se rendent bien compte que c’est souvent une question de poids. Une fois qu’ils ont perdu 10 kilos, ça marche mieux pour eux. Habituellement, on entend encore les marques nous dire : “Elle a trop de poitrine ou de fesses.” »

L’enthousiasme pour la maigreur est tenace, mais les espoirs sont permis : à une époque, les mannequins noirs ou asiatiques disposaient du mal à œuvrer, faute de requête. Actuellement, ils sont de plus en plus abondants. Et lors de la dernière fashion week de février 2019, 38,8 % des mannequins n’étaient pas blancs : c’est deux fois plus qu’en 2014.

 

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LJD

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