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Les livreurs à vélo en grève peinent à créer un mouvement d’ampleur

Les coursiers de la plate-forme de livraison de repas à domicile Deliveroo attendant leurs instructions, le 3 juillet 2018 à Saint-Ouen.

Coupe du monde de football oblige, ils n’ont pas arrêté de pédaler. Il est fréquent de croiser ces « bikers » essoufflés, slalomant à travers la circulation pour se frayer un chemin. Les livreurs de repas à domicile font désormais partie du paysage urbain : souvent à l’arrêt, pestant contre leurs courses effrénées, toujours aux aguets, attendant le signal qui marquera le top départ vers leur prochaine commande.

Dimanche 8 juillet, place de la République à Paris, une petite trentaine d’entre eux étaient réunis pour réclamer de meilleures conditions de travail (à travers une meilleure régulation) et une rémunération décente. A l’origine de la mobilisation, le CLAP, collectif de livreurs autonomes parisiens : ce dernier, créé en mars 2017, a appelé les livreurs des plates-formes UberEats, Deliveroo, Stuart, Glovo, Foodora à faire grève durant la semaine du 8 au 15 juillet. Le collectif a également encouragé les clients à boycotter les plates-formes, sacrifiant, de fait, « l’une des semaines les plus rentables de l’année ».

« Je veux être reconnu, bien payé et avoir une sécurité »

En tête des revendications figure la demande d’« un smic net horaire » garanti par contrat. « Chaque semaine, on apprend à quelle sauce on va être mangé. Je veux empêcher le fait qu’ils puissent changer nos salaires, en nous prévenant juste par mail. Je veux être reconnu, c’est-à-dire, être bien payé et avoir une sécurité », argumente Steven, étudiant de 23 ans, « partenaire coursier » pour la plate-forme britannique Deliveroo depuis un an et demi.

Deliveroo, arrivé dans l’Hexagone le 7 avril 2015, est devenu l’un des leaders parisiens de la livraison de repas. Il rémunérait ses coursiers 7,50 euros de l’heure, auxquels s’ajoutaient 2 à 4 euros la course en fonction d’« audits » sur leurs performances, leurs relations avec la clientèle et les restaurants… jusqu’à un changement brutal le 28 août 2017. Les nouveaux livreurs sont désormais payés à la course, au tarif unique de 5,75 euros à Paris, 5 euros dans les autres villes.

Lire le récit des mobilisations   au cours de l’été 2017

« Cela crée un différentiel vraiment énorme, assure le président du CLAP, Jean-Daniel Zamor, 23 ans, coursier chez Stuart depuis janvier 2017. Il m’est arrivé de ne recevoir aucune course en vingt heures, mais d’être quand même payé 200 euros. » S’il était rémunéré à la course, comme chez Delivero, il n’aurait rien touché de cette semaine de travail.

Pourquoi si peu de courses dans ce marché pourtant en plein essor ? Pour celui qui a choisi ce job étudiant chez Stuart afin de « connaître Paris par cœur » et exploiter son « attrait pour le vélo », l’explication tient à la fois de la météo et de la stratégie des plates-formes. Elles « embauchent énormément l’hiver, en raison du froid qui entraîne une explosion des commandes, explique Jean Daniel Zamor. Ce sureffectif les sécurise, parce que les commandes sont assurées. Mais nous, il nous pénalise, car en période de faible activité [aux beaux jours], notre revenu est minime ».

(Re)lisez notre enquête   Pédale ou crève : dans la peau d’un livreur Foodora

« Le mythe de l’ubérisation »

Autre sujet de mécontentement pour cette nouvelle catégorie de travailleurs, située dans une zone grise entre salarié et indépendant : les dérives liées à la flexibilité des horaires de travail permise par leur statut. « Les livreurs les plus performants sont les premiers à pouvoir choisir leurs créneaux, relève Steven. Donc en vérité, il n’y a pas tant de liberté que ça, c’est le mythe de l’ubérisation. »

Une performance exigée au travail qui n’est pas sans danger, comme en témoigne son expérience. « J’ai eu deux accidents. C’est un travail quotidien, il pleut souvent, et je suis obligé de rouler vite depuis que je suis payé à la tâche. Je me suis déjà pris une voiture et un scooter. »

Lire le contenu des réflexions sur la loi travail   appliquée aux plates-formes numériques

Se faire entendre – et a fortiori obtenir gain de cause – s’annonce toutefois difficile pour les « bikers » en colère. Tout d’abord en raison de l’absence de relais représentatifs, le statut de micro-entrepreneur (anciennement auto-entrepreneur), sous lequel ils évoluent, ne justifiant pas la présence de syndicats.

Une forme de syndicalisme informel a certes émergé, à l’image du collectif CLAP, mais celui-ci est, de fait, peu reconnu. Et si les syndicats traditionnels, tels la CGT, ou encore la CNT, présents lors du rassemblement de dimanche, soutiennent cette lutte, ils se montrent parfois éloignés des logiques propres aux livreurs 2.0 et de leurs formes de mobilisation par les réseaux sociaux. Le nouveau numéro un de FO, Pascal Pavageau, a néanmoins déclaré, dimanche 8 juillet, souhaiter que les partenaires sociaux s’emparent de la question de ces travailleurs.

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« Un secteur atomisé »

Un autre frein à la mobilisation tient à la logique d’éclatement, propre à la profession et à son individualisme. « Sans machine à café devant laquelle se retrouver, difficile de nous plaindre de notre salaire de misère » souligne Steven. Ceux qui perçoivent ce travail comme un job d’appoint et profitent de la flexibilité proposée de manière temporaire, se montrent peu disposés à se mobiliser.

« Les travailleurs évoluent dans un secteur atomisé, ils sont répartis dans les quatre coins de l’Ile-de-France. On doit aller chercher les gens où ils travaillent, essayer de les convaincre pendant leurs pauses, explique pour sa part le président du collectif. C’est très compliqué, surtout qu’au CLAP, on est bénévoles et pour la plupart étudiants, donc il faut faire ça sur notre temps libre, entre les livraisons et les études. »

Face aux géants du numérique que représentent les plates-formes, la crainte d’un licenciement arbitraire pèse aussi. En témoigne l’expérience de Jérôme Pimot, fondateur du collectif CLAP, qui affirme avoir été licencié, en avril 2016, suite à ses interventions médiatiques, comme au cours d’un reportage sur France Culture intitulé « Le travail low-cost » dans l’émission Les Pieds sur Terre. Deliveroo avait justifié sa décision notamment en raison d’un non-respect des pratiques vestimentaires en vigueur.

« Les plates-formes ont réussi à nous prendre en otage »

Dans le cadre de l’examen du projet de loi « avenir professionnel » le 19 juin – débattu à nouveau cette semaine au Sénat –, un amendement a été adopé en première lecture, encourageant les sociétés à rédiger une « charte sociale » (voir encadré ci-dessous).

Le collectif CLAP décrie le caractère « vague et non obligatoire » de cette charte, et le fait que pour l’instant, le dialogue soit uniquement prévu entre les plates-formes et le gouvernement. Jean-Daniel Zamor souhaite qu’à terme, les partenaires sociaux y soient associés.

Steven, l’étudiant coursier pour Deliveroo, se dit déterminé à poursuivre la bataille. Il s’agit pour lui d’une question de dignité qui mérite d’être posée. D’autant que cette nouvelle catégorie de travailleur est amenée à se développer.

« II est devenu très difficile de revenir sur ce statut, car trop de gens travaillent ainsi. Aucun politique n’aura ce courage, risquant de mettre tout le monde au chômage, les plates-formes ont réussi à nous prendre en otage », déplore Jean-Daniel Zamor. Conscient des limites de la portée de son mouvement, il veut néanmoins y croire : « Aujourd’hui, on est certes peu nombreux à se battre. Mais ce que l’on fait, c’est important pour l’histoire des travailleurs. Il ne faut pas perdre espoir, on sera de plus en plus nombreux, c’est notre défi. »

Les solutions proposées par   Terra Nova pour « protéger » davantage les coursiers

Vacances connectées : une « servitude volontaire » ?

« La déconnexion intellectuelle, c’est beaucoup plus que le droit à la déconnexion technique acté par la loi du 8 août 2016. »

Question de droit social. Pour atteindre le 7 août 1935 son objectif de 100 tonnes de charbon au lieu des 7 tonnes réglementaires, Andreï Stakhanov n’aurait pu terminer sa tâche ailleurs qu’à la mine, en application d’une loi ne figurant dans aucun code : celle de la pesanteur, qui interdit physiquement au travailleur manuel d’emporter le soir avec lui machines et matières premières « pour terminer tout ça à la maison ». Et s’il veut se reposer, il ordonne à ses bras de se reposer. Mais qu’en est-il pour nos neurones aujourd’hui assistés par portable ?

Les « vacances » qui s’annoncent constituent un précipité de la radicale remise en cause de notre droit du travail, conçu sur le modèle physique des usines automobiles avec leur unité de temps (la sirène du matin et du soir) ? de lieu (l’usine avec ses hauts murs) et d’action (la chaîne). Certes, sur ce terrain, le sort des vendeuses, caissières et autres salariés de centres de logistique n’est pas très éloigné de celui du métallo d’hier.

Le droit du travail doit, comme pour le télétravail, favoriser une régulation collective, adaptée à chaque entreprise

Mais pour un travailleur du savoir, la mise au repos forcé de ses neurones relève de l’impossible : ces derniers n’en font qu’à leur tête, et le lourd dossier Y peut s’inviter dans son cerveau, gâchant une belle soirée entre amis.

La déconnexion intellectuelle, c’est beaucoup plus que le droit à la déconnexion technique acté par la loi du 8 août 2016 ; et le travail à distance peut intervenir déconnecté. Si en plus, quand une idée nous travaille, notre « portable » professionnel a été emporté, à l’heure de la sieste c’est tout le bureau qui arrive sur la plage ou au refuge.

La peur du licenciement

Les entreprises peuvent, certes, bloquer l’accès aux serveurs, ajouter des articles au règlement intérieur pour interdire toute connexion sur les temps de repos et de congés : cela rendra service à la direction…

Aux Etats-Unis, le télétravail perd du terrain

« Les entreprises suivent les conseils de l’encadrement qui désire « avoir plus de contrôle » et réclame la présence de ses subordonnés au bureau. »

IBM a longtemps été le champion du télétravail. Un exemple observé par les entreprises du CAC 40, qui tentent de le développer en France. Jusqu’en 2017, un cinquième de ses troupes en Amérique du Nord planchaient à domicile, à plein-temps. La direction du groupe se flattait d’avoir ainsi économisé 100 millions de dollars par an en location de bureaux.

Pourtant, au printemps 2017, Michelle Peluso, la responsable du marketing, a sifflé la fin de la récréation. Et Sam Ladah, le vice-président des ressources humaines d’IBM, a expliqué à 7 600 salariés qu’ils devaient retourner au bureau.

La direction du groupe a investi 380 millions de dollars dans la modernisation de ses locaux et la formation de ses troupes. But du jeu : les rendre plus « agiles ». IBM change de métier. La compagnie travaille dans le cloud, l’intelligence artificielle Watson… Sam Ladah attend donc de ses collaborateurs des prises de décision « intelligentes et rapides » afin d’offrir à ses clients un service « personnalisé ». Pour ce faire, rien de mieux, affirme-t-il, que le travail au bureau en « petites équipes multidisciplinaires et autonomes ».

Les salariés d’IBM touchés par ce retour à la maison mère, à New York, Raleigh, Austin, San Francisco et Atlanta, ont eu trois mois pour accepter l’offre, trouver un autre emploi à l’intérieur d’IBM… ou partir.

« Il suffit de mesurer les résultats »

IBM n’est pas le seul grand groupe à faire machine arrière sur le travail à distance. Avant lui, le moteur de recherche Yahoo ! avait rappelé ses télétravailleurs, l’assureur Aetna aussi, tout comme Bank of America, la chaîne de magasins Best Buy, ou encore Honeywell International. « Les employés travaillent mieux lorsqu’ils sont proches les uns des autres, dit-on chez Honeywell. C’est là que les idées sont réellement échangées et que les décisions sont prises rapidement afin de répondre aux exigences de nos clients, partenaires…