« Le débat sur le travail ne peut se réduire à une question de quantité »

Depuis quelques semaines, une vieille ritournelle tourne dans le débat sur le financement de la protection sociale et des déficits publics. Pour Astrid Panosyan-Bouvet, ministre du travail, il faudrait travailler plus pour sauver notre modèle social, un propos repris par le ministre de l’économie et des finances, Eric Lombard. Le travail serait un « actif stratégique » permettant de concilier dépenses sociales, remboursement de la dette publique et augmentation des dépenses militaires.

Mais il ne s’agit plus du « travailler plus pour gagner plus » de l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy. Ce « travailler plus » signifiait l’augmentation des heures supplémentaires. Le nouveau « travailler plus » cherche la mise au travail. Les ministres s’appuient sur une note du Conseil d’analyse économique (CAE) (« Objectif plein emploi »), datant de mars, qui compare les volumes de travail de la France avec ceux de l’Allemagne, du Royaume-Uni et des Etats-Unis, réputés pour avoir des « marchés du travail » plus inégalitaires. La durée du travail annuelle n’est plus celle des travailleurs, mais celle de toutes les personnes âgées entre 16 et 74 ans.

Cette nouvelle mesure des heures travaillées est le résultat de deux phénomènes distincts : la durée du travail en emploi encadrée par des dispositifs juridiques et le taux d’activité (nombre d’actifs en emploi ou au chômage/population en âge de travailler) des différentes catégories de la population. Or, ces taux sont déterminés par différents rapports sociaux, comme ceux de genre, de production, éducatif.

Offre insuffisante

Alors, pourquoi utiliser une mesure qui mélange des éléments aussi socialement disparates, risquant d’obscurcir l’analyse, au lieu de comparer séparément durée du travail par emploi, taux de chômage et taux d’activité ? Il s’agit de construire une mesure unique de la place quantitative du travail dans la société, sans considération ni du sens du travail ni de sa qualité. Les sociétés moins travailleuses sont fautives, puisqu’elles choisissent de soutenir l’inactive jeunesse ou les « faux vieux ».

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« L’enjeu pour les jeunes et les seniors n’est plus de travailler moins, mais de travailler tous »

Historiquement, les revendications sur les conditions de travail et celles sur le temps passé à travailler étaient étroitement liées, ce que l’on comprend à l’époque où le travail était pour beaucoup de travailleurs un labeur qui mangeait une grande partie de leur vie. Mais aujourd’hui, si la question du « travailler mieux » reste d’actualité, celle de la quantité de travail se pose très différemment qu’aux XIXe et XXe siècles.

L’opposition à la récente réforme des retraites peut être lue comme le signe que de trop nombreux Français ne sont pas heureux dans leur emploi : le sujet sur la qualité du travail n’a pas disparu. On sait par exemple que la France se singularise par un taux d’accidents du travail élevé et par des pratiques de management très verticales.

Mais sur la quantité de travail, la réalité pour les moins qualifiés n’est plus qu’ils travaillent trop mais, au contraire, qu’ils sont trop souvent exclus du marché du travail. Une récente note du Conseil d’analyse économique (CAE) sur le plein-emploi indique que le nombre moyen d’heures travaillées par les moins diplômés s’est effondré de 40 % en trente ans, bien plus que dans d’autres pays comparables. Cela est dû au fait que nombre d’entre eux sont au chômage ou inactifs.

Objectif de plein-emploi

L’enjeu n’est donc certainement pas de travailler moins – la revendication d’autrefois –, mais de travailler tous. Par ailleurs, trop de salariés en France, en particulier des femmes, sont dans des emplois à temps partiel alors qu’ils souhaiteraient être à temps plein, ou du moins travailler davantage. Il faut œuvrer pour faciliter cela.

L’objectif de plein-emploi se justifie également par des considérations économiques. Les heures totales travaillées en France correspondent à cent heures de moins par an par habitant que chez nos voisins européens (et trois cents heures de moins qu’aux Etats-Unis). Cela implique moins de cotisations sociales et de recettes fiscales et davantage de dépenses, avec les conséquences que l’on connaît.

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Au lit, on bosse : comment être productif tout en restant couché

Avec la démocratisation du télétravail, nos lieux de labeur potentiels se sont enrichis d’un espace inattendu, depuis lequel il est désormais admis que l’on peut faire avancer les dossiers, tel Sisyphe en pyjama : le lit. En effet, lorsqu’on bosse à la maison, il est tentant de quitter l’inconfortable posture assise pour se translater à un moment ou à un autre vers ce havre moelleux et rectangulaire qui semble nous faire de l’œil. Que celui ou celle qui n’a jamais assisté à une réunion à distance depuis son matelas me jette le premier coussin à mémoire de forme !

Si elle est difficilement quantifiable, cette tendance semble néanmoins s’être installée dans les mœurs. Une étude menée en 2020 par Tuck Sleep, qui documente le sommeil à des fins commerciales, a montré que la pandémie de Covid-19 avait eu pour effet collatéral une massification du travail depuis le lit. Parmi les 1 000 Américains interrogés à cette occasion, 8,8 % passaient tout de même de vingt-quatre à quarante heures par semaine dans une attitude paradoxale de gisant-productif. Même si elle renvoie à un certain hédonisme, convoquant les figures tutélaires d’Alexandre le Bienheureux ou du fondateur de Playboy, Hugh Hefner – voire de Winston Churchill, qui travaillait également depuis son lit –, cette posture est parfois contrainte, dictée par l’absence de bureau dans les petits appartements.

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« La massification scolaire débouche sur une inflation des diplômes, qui tendent à perdre de leur valeur »

Dans la bibliothèque du campus Valrose, à l’université Côte-d’Azur, à Nice, le 17 avril 2025.

Le marché de l’emploi connaît un net ralentissement, et les jeunes diplômés ne sont pas épargnés. Ils sont même en première ligne, avec une baisse des embauches de 19 % en 2024 et une nouvelle chute attendue en 2025, selon l’Association pour l’emploi des cadres. Pourtant, la génération des 25-34 ans est plus diplômée que jamais : en 2020, 36 % d’entre eux sont titulaires d’un diplôme supérieur à bac + 2, contre 14 % chez les 55-64 ans, d’après l’Insee. Ce décalage entre niveau de formation et propositions d’emploi alimente un sentiment de déclassement des jeunes, qui n’arrivent pas à trouver un emploi à la hauteur de leurs diplômes. Seule la moitié des jeunes sur le marché du travail exercent un métier en rapport avec leur formation initiale.

La situation interroge la valeur du diplôme, estime Marie Duru-Bellat, professeure des universités émérite en sociologie au centre de recherche sur les inégalités sociales de Sciences Po et autrice de L’Inflation scolaire. Les désillusions de la méritocratie (Seuil, 2006).

La France produit-elle trop de jeunes diplômés ?

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« Travailler demain » : une BD pour décrypter les bouleversements qui se profilent

Quel sera le futur du travail ? La question alimente ces dernières années une importante production éditoriale, à la mesure des transformations d’ampleur qui se dessinent dans la sphère professionnelle et des inquiétudes qu’elles peuvent susciter. Portée par l’ancienne ministre du travail Muriel Pénicaud, le journaliste et responsable de la programmation de la Cité de la BD d’Angoulême Mathieu Charrier et le dessinateur Nicoby, la bande dessinée Travailler demain (Glénat, 144 pages, 23 euros) apporte un regard synthétique et pédagogique sur le sujet.

Au fil d’une histoire bien rythmée, les auteurs proposent de suivre Soraya, une lycéenne qui doit réaliser un exposé sur le futur du travail et qui, reconnaît-elle, ne « comprend rien » au sujet. Mais la chance est avec elle : elle doit participer au pot de départ de sa grand-mère, directrice des ressources humaines d’une entreprise de production de parapluies, où se trouvent de nombreux spécialistes de l’univers professionnel et de ses mutations. La quête d’information de l’adolescente va donner l’occasion à 13 personnalités (la présidente de la Banque centrale européenne, Christine Lagarde, l’ancien secrétaire général de la CGT Philippe Martinez, le directeur général de la MAIF, Pascal Demurger…) de livrer leur regard sur ce que sera, selon elles, le monde du travail demain.

Regards croisés

Plusieurs grands bouleversements sont abordés : la transition écologique, le « basculement démographique » (« Y aura-t-il assez d’actifs demain ? », s’interroge Mme Lagarde) ou encore le changement du rapport au travail, porté en particulier par les jeunes générations. L’une de ces mutations focalise l’attention : la révolution annoncée de l’intelligence artificielle (IA). Le propos des intervenants, notamment celui de l’entrepreneuse Aurélie Jean, se veut rassurant : « Je pense que l’IA va influencer nos emplois, les transformer, mais pas les remplacer », estime-t-elle. Quelques voix anonymes se font toutefois entendre, de bulle en bulle, pour nuancer cette approche et mettre en lumière les risques pour l’emploi dans différents secteurs d’activité.

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Le droit de retrait, dernier recours des salariés dans l’impasse

Carnet de bureau. « Maux de tête, picotement, yeux rouges », mentionne l’attestation d’accident de service d’un des 70 salariés de l’Institut de biologie et de pathologie (IBP) du centre hospitalier de Grenoble qui ont fait valoir leur droit de retrait, le 1er avril, pour se protéger d’un danger d’origine inconnue qui provoque des malaises en série depuis 2019.

Vue de l’institut de biologie et pathologie du CHU Grenoble Alpes en proie à des émanations toxiques depuis 2019, à La Tronche, le 7 avril 2025.

Six ans d’arrêts-maladie en cascade, de constats d’odeur d’œufs pourris, d’étourdissements, d’« accidents de service » (c’est ainsi qu’on désigne les accidents de travail dans la fonction publique). Au total, plus de 300 signalements à fin 2024 dans cet institut où travaillent 600 personnes. L’inspection du travail a été saisie.

Dès 2019, la direction a fait faire des recherches, la piste d’un taux d’ozone supérieur à la normale est alors avancée. Elle est toujours à l’étude. « Une psychose collective est aussi évoquée à partir de 2020 », rapporte l’avocat des victimes, Me Henri Gerbi.

Certaines activités ont été délocalisées hors de l’IBP, le télétravail a été encouragé par la direction, quand il est possible. Mais lors de la visite du ministre de la santé, Yannick Neuder, le 4 avril, le mystère n’était toujours pas éclairci. Et durant l’errance de l’employeur pour trouver la cause du mal et y remédier, le personnel est toujours exposé, même s’il est prévu de pouvoir utiliser des masques.

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Les premiers pas en entreprise entravés par l’IA

Des développeurs informatiques, des chefs de projets numériques et des journalistes échangent sur les potentiels bénéfices de l’IA, à la Maison de la radio et de la musique, à Paris, le 26 septembre 2023.

Aurait-il dit tout haut ce que bien des dirigeants d’entreprise pensent tout bas ? Le 7 avril, Tobi Lütke, le fondateur et directeur général de la plateforme de commerce électronique Shopify, a suscité l’émoi en détaillant ses nouvelles méthodes de recrutement. Dans un courrier, devenu viral, adressé à ses 8 000 salariés, l’entrepreneur a énoncé que l’intelligence artificielle (IA) était une « attente fondamentale » de la société. Mais, surtout, il a averti qu’avant toute nouvelle embauche, ses équipes devaient l’assurer qu’elles ne pourraient pas faire le même travail avec l’IA.

« Le risque est élevé et la peur est palpable chez les étudiants », confirme le spécialiste des modes d’organisation du travail François-Xavier de Vaujany, alors que ces derniers se voient généralement confier des tâches plus routinières. Ce chercheur et professeur à Paris Dauphine-PSL observe de près ces métamorphoses dans le monde du conseil. Et constate que des missions tels que les comptes rendus de réunion ou des tableaux Excel élaborés par des juniors peuvent désormais être exécutés en partie par l’IA. « Sur les deux prochaines années, les changements peuvent aller vite », même si « au-delà des cas médiatisés », il dit ne pas avoir noté de « tendance dans les statistiques agrégées ».

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Des propositions-choc pour que le travail paye plus

Le président de l’Union des entreprises de proximité Michel Picon (à droite), à Bercy, à Paris, le 14 avril 2025.

Gagner plus en étant moins taxé sur son travail. C’est le sens de la proposition-choc dévoilée, mardi 6 mai lors d’une conférence de presse, par l’Union des entreprises de proximité (U2P), qui représente les artisans, les commerçants et les professions libérales.

Pour Michel Picon, le président de l’organisation patronale, il est possible de restituer 116 milliards d’euros par an à l’ensemble des personnes en activité – soit environ 28 millions de femmes et d’hommes –, quel que soit leur statut (salariés du privé, agents du public, indépendants, employeurs…). Un « big bang populaire » qui implique de supprimer certains prélèvements obligatoires, entraînant de gros changements dans le financement de notre modèle de protection sociale.

Les idées présentées mardi s’inspirent très largement du livre d’Antoine Foucher Sortir du travail qui ne paie plus (L’Aube, 2024). Dans cet ouvrage, le président de la société de conseils Quintet et ex-directeur du cabinet de Muriel Pénicaud, lorsque celle-ci était ministre du travail (mai 2017-juillet 2020), montre que la rémunération des individus exerçant une profession progresse à un rythme de plus en plus lent depuis plusieurs années.

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Inaptitude : plaidoyer pour le dialogue

Au travail, les visites médicales obligatoires sont organisées par la loi : les visites d’embauche, celle à la mi-carrière, en cas d’absence au travail justifiée par une incapacité résultant de maladie ou d’accident d’une durée supérieure à trente jours, ou celles pour certaines activités. En cas de souffrance au travail, un salarié peut aussi contacter un médecin du travail. Son rôle consiste singulièrement à éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur emploi.

Le médecin du travail est lié par un contrat avec l’employeur ou avec un service de prévention et de santé au travail interentreprise (SPSTI) auquel l’employeur a adhéré. Il ne peut pas délivrer d’arrêt de travail. Cette responsabilité relève du médecin traitant, d’un hôpital ou encore du médecin-conseil de la Caisse primaire d’assurance-maladie dont les fonctions sont autres.

Camion de la médecine du travail.

En revanche, il peut constater que l’état de santé du salarié (physique ou mental) est devenu incompatible avec le poste qu’il occupe. La qualification juridique de cette situation est l’« inaptitude au travail », concept de droit du travail qui ne se confond ni avec l’état de maladie ou d’invalidité, ni avec l’incapacité temporaire ou définitive du travail pour cause d’accident ou de maladie professionnelle, ni avec le handicap, relevant de règles autres.

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La Sigmund Freud University, une machine à cash qui prospère sur les rêves des aspirants psychologues

C’est un élégant immeuble de briques rouges, avec des fenêtres ornées de pierre sculptée, façon hôtel particulier. Au-dessus de la porte trônent les drapeaux européen, français et autrichien. Bienvenue à la SFU-Paris, branche française de la Sigmund Freud University-Vienne, la plus grosse université privée d’Autriche. L’antenne parisienne, plus confidentielle mais tout aussi privée, a ouvert en 2006 et accueille, chaque année, environ 70 étudiants, du niveau bac + 1 au bac + 5. Moyennant plus de 10 000 euros l’année, ces derniers s’affranchissent de Parcoursup, de la concurrence et des amphithéâtres bondés de l’université. Ils obtiennent un « bachelor en psychologie » et un « master of science en psychologie clinique ». Sur le site de la SFU, un bandeau plastronne : « Le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche reconnaît qu’un master en psychologie de la SFU est équivalent aux diplômes nationaux. »

Pourtant, les « diplômes » de la SFU ne sont pas équivalents à une licence et à un master de psychologie, conditions sine qua non pour pouvoir utiliser le titre de psychologue, réglementé en France. « Le diplôme de la SFU est autrichien. Il ne permet pas d’exercer la profession de psychologue clinicien et de psychologue de la santé en Autriche et ne permet de se prévaloir que d’un titre honorifique non réglementé », précise le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, interrogé par Le Monde sur ce sujet. Le ministère renvoie au rapport d’évaluation des formations de la SFU réalisé par le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur en 2018, tout en précisant que « rarement un rapport aura été aussi lapidaire sans que les observations de l’établissement arrivent à convaincre qui que ce soit ».

Sollicitée par Le Monde, l’école nous a d’abord proposé de venir à la rencontre de ses étudiants. Pour ensuite faire marche arrière, s’inquiétant de l’impact « anxiogène » de notre démarche auprès des jeunes. L’entretien téléphonique prévu avec la directrice de l’établissement, Nicole Aknin, a été également annulé à la dernière minute. D’après le ministère, « la SFU-Paris entretient un flou volontaire à destination de ses étudiants qui paient des droits d’inscription entre 10 800 euros et 11 800 euros l’année ».

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