Amazon : « La crise nous fait basculer dans les nouveaux Temps modernes »
Pertes & profits. Cette crise devait être une forme de sacre pour Amazon. La démonstration éclatante de son utilité sociale et de sa suprématie sur ses concurrents physiques, fermés pour cause de confinement. Grâce à lui des millions de reclus conservent une petite fenêtre marchande sur l’extérieur. Chez Amazon, comme naguère à la Samaritaine, on trouve tout, du dernier prix Goncourt à la table de jardin, de la console de jeu à la grenouillère pour bébé. Et le succès est au rendez-vous, les ventes grimpent et l’entreprise embauche à tour de bras au moment où le commerce licencie en masse ou place en chômage technique des cohortes entières de salariés. La dernière bouée de sauvetage de l’économie.
Et puis voilà que le tribunal judiciaire de Nanterre ordonne, mardi 14 avril, au plus gros magasin en ligne du monde de ne plus vendre en France que des produits essentiels, d’alimentation et de santé, sous peine d’une amende de un million d’euros par jour. Non pas que les juges aient trouvé immoral de commercialiser des objets plus futiles en cette période troublée, mais parce que l’entreprise n’a pas suffisamment respecté « son obligation de sécurité et de prévention de la santé des salariés ».
Révolution en marche
Pourtant, la société, qui assure que « rien n’est plus important que la sécurité des collaborateurs », n’a pas lésiné sur les fournitures : 27 000 litres de gel hydroalcoolique, 1,5 million de masques, pour les seuls 6 500 salariés français. Mais les inspecteurs, alertés par le syndicat SUD, auteur de la plainte en justice, ont souligné la promiscuité dans les vestiaires, la distance entre opérateurs dans les entrepôts… Pour le syndicat, la protection des salariés passe par la réduction de l’activité, limitant le personnel nécessaire, et donc les risques de contamination.
Cette histoire promet des jours difficiles lorsque le déconfinement se produira. Voulant protéger leurs troupes, les syndicats seront intraitables sur les consignes de sécurité quand les directions seront obsédées par le retour à une activité décente et à la rentabilité. D’autant que toutes les sociétés ne sont pas aussi riches qu’Amazon pour noyer ses salariés sous les hectolitres de gel et les millions de masques. Il faudra de bonnes heures de discussion avec les représentants du personnel.
Amazon : en France, une activité jalonnée de conflits sociaux
Avril 2020 : des salariés mobilisés contre le Covid-19
Menaçant de se mettre en grève ou d’exercer leur droit de retrait, des salariés d’Amazon se mobilisent, depuis plusieurs semaines, contre des conditions de sécurité jugées insuffisantes. Cinq entrepôts de la firme sur six ont été mis en demeure par le ministère du travail de mieux protéger les salariés contre le Covid-19. Puis la mise en demeure a été levée pour trois d’entre eux. Ce qui n’a pas convaincu le syndicat Sud-Solidaires, qui a assigné, le 10 avril, la multinationale en référé devant le tribunal de Nanterre afin d’obtenir « l’interdiction de continuer à employer du personnel sur ses six sites français et, à tout le moins, de réduire, comme la société s’y est engagée, son activité aux 10 % de marchandises “essentielles” ». Quatre jours plus tard, la juridiction a estimé que la société avait « de façon évidente méconnu son obligation de sécurité et de prévention de la santé des salariés ». Elle lui enjoint de restreindre son activité « aux seules activités de réception des marchandises, de préparation et d’expédition des commandes de produits alimentaires, d’hygiène et médicaux ».
Février 2019 : condamnation des prud’hommes à Orléans
C’est une décision très attendue par beaucoup de salariés français de la plateforme américaine. Le conseil des prud’hommes a condamné le géant de la vente en ligne à réévaluer le statut de sept salariés caristes du site d’Orléans (Loiret). Une situation qui avait été dénoncée, un an auparavant, par la commission paritaire permanente de négociation et d’interprétation, qui affirmait que le classement des salariés d’Amazon ne respectait pas la convention collective. La juridiction orléanaise a assorti sa décision d’un rappel de salaire, de congés payés et de treizième mois. Au total, ce sont près de 154 000 euros qui devront être versés aux sept employés.
Janvier 2019 : quatre « gilets jaunes » licenciés
Quatre salariés du groupe ont été licenciés pour avoir exprimé sur les réseaux sociaux leur solidarité avec le mouvement des « gilets jaunes » : deux logisticiens à Douai (Nord), un salarié de Montélimar (Drôme) et un autre sur le site de Saran (Loiret). Ce dernier, Rémi Deblois, avait posté le 18 novembre 2018 ce message sur Facebook : « Pour frapper un grand coup et nuire à l’économie, blocage des entrepôts Amazon. La semaine du Black Friday commence demain et c’est encore les plus aisés qui vont en profiter. » La direction l’accuse de manque de loyauté et estime que ce texte démontre son « envie manifeste de dénigrer l’entreprise et de lui porter préjudice ». Rémi Deblois a décidé de contester son licenciement.
Octobre 2018 : le rapport qui épingle le site de Montélimar
Une petite bombe. En l’occurrence, un rapport de 217 pages qui raconte par le menu les effets du système Amazon sur les salariés du site de Montélimar, une des cinq plateformes de stockage du groupe à l’époque en France. Mené à la demande du CHSCT par le cabinet Syndex auprès de 256 salariés (sur un total de 776), le document révèle notamment que 44 % des sondés ont déclaré avoir consulté leur médecin traitant pour un problème lié à leur environnement de travail, et 70 % affirment être en état de stress au travail. La direction du groupe a assuré « prendre très au sérieux ce rapport ».
Juin 2013 : grève à l’entrepôt de Saran
Mauvaise séquence pour le géant américain. Alors qu’Aurélie Filippetti, à l’époque ministre de la culture du gouvernement de Jean-Marc Ayrault, vient d’accuser la multinationale de « dumping » sur le marché de l’édition, une centaine de salariés (sur un total de 900) du site de Saran se met en grève, imitant ainsi leurs collègues allemands. Ils dénoncent des salaires trop bas, des cadences de travail jugées trop soutenues et « une surveillance de tous les instants ». Inauguré en 2007, cet entrepôt géant de 70 000 mètres carrés est le premier site du géant américain à avoir ouvert en France.
L’action se déroule chez Amazon car le symbole est fort, médiatique et américain, alors que tout est disponible en ce moment sur Internet chez les innombrables marchands français de la toile, sans pour autant que l’on soit certain que les manutentionnaires et les livreurs soient mieux traités que chez le géant de Seattle. Mais il incarne à lui seul cette révolution en marche, comme Ford dans les années 1930 avec la révolution industrielle. Même promesse de prospérité et d’emploi, mais même rudesse dans les rapports sociaux. Les employés des immenses entrepôts robotisés d’Amazon sont comme Charlot dans Les Temps modernes, pris dans l’engrenage d’une machine qui les dépasse et les déshumanise. Comme le soulignait récemment l’économiste Daniel Cohen, la révolution numérique nous promet dans un même élan la croissance, l’emploi, le confort, la solitude et la précarité. La crise sanitaire d’aujourd’hui nous fait basculer dans les nouveaux Temps modernes. A nous d’inventer la société qui les rendront plus vivables.
Il vous reste 0% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.