Archive dans janvier 2024

Emmanuel Macron lance l’« acte II d’une loi pour la croissance » et une nouvelle réforme du marché du travail

Le premier ministre, Gabriel Attal, entouré des ministres de l’économie, Bruno Le Maire, et du travail, Catherine Vautrin, lors de la conférence de presse d’Emmanuel Macron, à l’Elysee, le 16 janvier 2024.

« La France du bon sens plutôt que la France des tracas. » C’est avec ce slogan qu’Emmanuel Macron a résumé, mardi 16 janvier au soir, sa volonté de refaire de la simplification du quotidien des chefs d’entreprise une priorité, pour « libérer davantage encore ceux qui font, qui innovent, qui osent ».

« Il y a encore trop de complexité qui décourage les entrepreneurs, les industriels, les commerçants, les agriculteurs, les artisans. (…) Et nous ne pouvons plus nous le permettre. C’est pourquoi je demande au gouvernement de supprimer des normes, réduire des délais, faciliter encore les embauches, augmenter tous les seuils de déclenchement d’obligations », a déclaré le président de la République, en demandant « un acte II d’une loi pour la croissance, l’activité, les opportunités économiques ».

Renouant ainsi avec l’Emmanuel Macron qui, ministre de l’économie de François Hollande, avait porté, en 2015, la loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques. Mieux connue sous le nom de « loi Macron », elle avait permis notamment la création de ces lignes de bus à travers la France, ou « cars Macron », facilité le travail du dimanche ou de nuit, ou ouvert des professions réglementées comme les notaires.

Des règles d’indemnisation du chômage « plus sévères »

Qu’en sera-t-il cette fois ? Depuis novembre 2023, Bercy a justement lancé une grande consultation de chefs d’entreprise sur le sujet, avec la perspective d’un projet de loi « avant l’été ». C’est ce dernier – rebaptisé « Macron 2 » et présenté courant mars – qui devrait servir de base à cette volonté de simplification, précisent l’Elysée et Bercy.

Mais la consigne était plus à l’identification de petits « tracas » du quotidien, pour reprendre l’expression de M. Macron (tel document administratif illisible, telle norme problématique), qu’à une réforme d’ampleur. Quant au « guichet unique » déjà créé par la loi Pacte en 2019, pour faciliter les démarches, la Cour des comptes a dénoncé, en décembre 2023, sa mise en place « chaotique ».

Cette libération des « opportunités économiques » ne pourra se faire que parce que « plus de Français travailleront », a expliqué le chef de l’Etat dans un second temps, rappelant son objectif de plein-emploi – autour de 5 % de chômage, contre 7,4 % actuellement.

Pour ce faire, il a annoncé l’acte II de la réforme du marché du travail, mise en place lors de son arrivée au pouvoir, en 2017. Sans entrer dans les détails, le chef de l’Etat a assuré que ce chantier serait lancé « dès le printemps ». « Le gouvernement incitera à la création et à la reprise d’un emploi », a-t-il indiqué, précisant que les règles d’indemnisation du chômage seraient « plus sévères quand des offres d’emploi sont refusées ». Un durcissement qui irait toutefois avec un « meilleur accompagnement de[s] chômeurs par la formation ».

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Ruptures conventionnelles : un divorce à l’amiable qui fait consensus en entreprise

Un record : plus de 500 000 ruptures conventionnelles ont été conclues en 2022, soit une hausse de 27,4 % par rapport à 2017, d’après les chiffres de la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère du travail (Dares).

Face à un taux de chômage qui est remonté à 7,4 % au troisième trimestre 2023, l’ancienne première ministre Elisabeth Borne avait annoncé, en novembre 2023, envisager de restreindre le recours à ce dispositif, estimant qu’il aurait des effets négatifs sur l’emploi. Pour l’ex-ministre du travail Olivier Dussopt, il faut le préserver, mais en y apportant des retouches. Qu’en pensent les entreprises et les salariés ?

Créé en 2008, ce dispositif vise à encourager la mobilité et à fluidifier le marché du travail, tout en limitant les contentieux prud’homaux. « La rupture conventionnelle instaure l’équivalent d’un divorce par consentement mutuel, explique Françoise de Saint Sernin, avocate associée gérante du cabinet Saint Sernin Avocats, ce qui permet de faire passer à la trappe les notions de faute ou de préjudice. On déconflictualise ainsi la relation entreprise-salarié. »

« C’est un bon outil, estime Jean-François Foucard, secrétaire national CFE-CGC chargé des parcours professionnels. Il participe à une ambiance sociale apaisée. » Pour le salarié insatisfait dans son poste, ou envisageant une reconversion, c’est une alternative à la démission, qui lui permet de partir avec une indemnité de rupture et de percevoir des indemnités chômage le temps de se repositionner sur un autre emploi, et pour l’employeur une façon de se séparer de salariés, mais sans avoir besoin de motif comme c’est le cas pour un licenciement. « En 2022, 11 % des fins de CDI avaient pour motif une rupture conventionnelle, loin derrière les démissions (43 %), les fins de période d’essai (20 %) et le licenciement pour motif personnel (14 %), mais devant le licenciement économique (2 %) », précise Bertrand Marc, statisticien à la Dares.

Une sorte de préretraite

« Avant la rupture conventionnelle, certains habillages de départ n’étaient pas dignes d’une relation adulte, analyse Bruno Mettling, président fondateur du cabinet Topics, ancien DRH du groupe Orange. Dans un contexte de relations de travail davantage placées sous le signe de l’autonomie et de la flexibilité, l’outil a totalement trouvé sa place. » « Nous sommes assez favorables à ce modèle de séparation non conflictuelle, qui est protecteur pour l’entreprise et pour le salarié », explique pour sa part Benoît Serre, vice-président délégué de l’Association nationale des DRH.

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Licenciement : la preuve déloyale devient recevable

Carnet de bureau. Lorsque le marché de l’emploi se tend, des dossiers de licenciement reviennent sur le bureau des DRH. Deux arrêts de la Cour de cassation pris fin 2023 risquent de faciliter la tâche des employeurs aux dépens des salariés. « La Cour de cassation admet que des moyens de preuve déloyaux peuvent être présentés au juge dès lors qu’ils sont indispensables à l’exercice des droits du justiciable », indique le communiqué de la haute juridiction publié le 22 décembre. « Toutefois, la prise en compte de ces preuves ne doit pas porter une atteinte disproportionnée aux droits fondamentaux de la partie adverse (vie privée, égalité des armes, etc.) », précise-t-elle. Autrement dit, la preuve obtenue de façon déloyale est désormais valable, mais à certaines conditions.

Les deux affaires jugées concernaient, d’une part, un responsable commercial de la société Abaque Bâtiment Services licencié pour faute grave le 16 octobre 2016 sur la base des enregistrements de deux entretiens à l’insu du collaborateur ; et, d’autre part, un salarié de la société Rexel Développement licencié le 9 décembre 2015, également pour faute grave, en raison des propos insultants tenus à l’encontre de son supérieur hiérarchique et de son remplaçant lors d’un échange électronique sur sa messagerie privée, hébergée sur son ordinateur professionnel.

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Durant son congé, son remplaçant a consulté son compte Facebook, qui n’avait pas été déconnecté, a lu le message qui sous-entendait que ledit remplaçant avait obtenu son poste grâce à son orientation sexuelle et l’a transféré à la hiérarchie.

Au juge de trancher

Depuis 2011 et jusqu’alors, des enregistrements clandestins ou autres stratagèmes de l’employeur pour justifier un licenciement étaient automatiquement irrecevables devant les prud’hommes. La reconnaissance pour preuve de documents obtenus de manière déloyale, même sous conditions, marque ainsi un revirement certain du traitement des dossiers de salariés. Les deux licenciés, qui contestaient la façon déloyale dont les preuves avaient été obtenues, ont été déboutés.

Pourquoi ce revirement de jurisprudence ? Dans la première affaire, pour « ne pas priver un justiciable [l’employeur] de la possibilité de faire la preuve de ses droits, lorsque la seule preuve disponible pour lui suppose, pour son obtention, une atteinte aux droits de la partie adverse », répond la Cour de cassation. Et dans la seconde, parce que la loyauté de la preuve n’était pas le sujet. Une conversation privée ne peut motiver un licenciement que si elle constitue « un manquement du salarié aux obligations découlant du contrat de travail », précise la Cour.

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La directive sur les travailleurs des plates-formes s’invite dans la campagne des élections européennes

Lors d’une manifestation organisée par la CGT pour demander de meilleures conditions de travail, à Bordeaux, le 2 décembre 2023.

Alors que les élections européennes, prévues le 9 juin, approchent, les différents camps politiques commencent à affûter leurs arguments. C’est à cet exercice que s’est livré, dimanche 14 juin, par le truchement de plusieurs médias, l’eurodéputé (S&D, Place publique) Raphaël Glucksmann, qui souhaiterait conduire la liste socialiste en France.

Entre autres, il a accusé, dans un entretien au Monde, l’Elysée d’avoir « bloqué la directive sur les travailleurs des plates-formes qui donnerait des droits à des millions de travailleurs exploités par Uber et les autres ». Avant d’asséner sur France Inter qu’« Emmanuel Macron se montre proeuropéen jusqu’à ce que des intérêts privés puissants soient heurtés ».

Comprendre : sous la pression d’Uber et autres Deliveroo, l’Elysée empêche les avancées sociales pour ce pan de l’économie numérique que permettrait le texte, présenté par la Commission européenne en décembre 2021 et en cours de négociations, depuis, entre le Parlement européen et les Vingt-Sept.

De fait, le 22 décembre 2023, à l’occasion d’une réunion des ambassadeurs des Etats membres auprès de l’Union européenne (UE), Paris a fait connaître son opposition au compromis auquel étaient parvenus, neuf jours plus tôt, les élus de Strasbourg et la présidence du Conseil de l’UE – alors occupée par l’Espagne –, censée représenter les capitales.

Une dizaine d’autres pays étaient sur la ligne française, dont la Pologne et la Hongrie – soucieuses de conserver l’avantage comparatif que leur vaut une législation sociale moins disante –, mais aussi la Grèce, les pays baltes – notamment l’Estonie, qui veut protéger son champion, Bolt – ou encore les Scandinaves, attachés à leur modèle de négociation collective.

« Modèle social européen »

Face à l’explosion des plates-formes, dans la livraison de repas ou dans le secteur de la mobilité, les Européens souhaitaient à la fois harmoniser et améliorer les conditions de travail d’un secteur peu régulé qui emploie aujourd’hui 28 millions de personnes – en 2025, ils devraient être 43 millions – et les fait travailler, dans 90 % des cas, avec le statut d’indépendant.

Dans ce contexte, la Commission avait proposé, en 2021, que les indépendants, qui font vivre les plates-formes, se voient accorder le statut de salarié, dès lors que la relation qui les attache à leur employeur les installe dans une position de subordination. Elle énumérait une liste de critères qui devaient permettre de définir les conditions dans lesquelles une plate-forme « est présumée être employeur et ses travailleurs sont présumés être salariés ».

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Les ressorts de la croissance des start-up

Entreprises. Dans de nombreux secteurs, les start-up sont considérées comme le vecteur des technologies à venir. Les Etats les soutiennent, les grandes entreprises cherchent à les acquérir et les financiers développent des investissements adaptés. Mais, contrairement à une PME traditionnelle, on demande à une start-up technologique de promettre une croissance forte et rapide, et, pour les meilleures, de décrocher le titre de « licorne », en valant plus de 1 milliard de dollars (914 millions d’euros environ) en Bourse.

Cependant, une recherche récente montre que la croissance commerciale et financière d’une start-up masque les dilemmes et les transformations qu’elle doit affronter. Car le changement d’échelle exige l’élaboration d’un patrimoine technique et commercial à la fois robuste et flexible (« Condition du passage à l’échelle d’une start-up deep tech : gérer la conception du patrimoine de création », Louise Taupin, thèse Mines Paris-PSL, décembre 2023).

Dans la représentation commune, la croissance d’une start-up qui développe une innovation technologique passe d’abord par la conception d’un prototype. Puis, une fois celui-ci validé, par des investissements qui permettront de produire plus largement, de faire connaître les produits et de gagner de nouveaux clients.

Schéma trop simplificateur

Mais, sur le terrain, ce schéma est trop simplificateur. Ainsi, une start-up développant une solution de culture de fraises dans des conteneurs disposés en centre-ville avait bien réussi une première implantation, mais elle n’a pu reproduire celle-ci à l’identique. Pour conquérir d’autres territoires, elle a dû explorer une plus large gamme de produits, inventer une gestion nouvelle des conteneurs, rediscuter la zone de distribution de ses produits, etc.

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La croissance de cette entreprise a donc nécessité bien plus qu’un prototype : l’acquisition d’un ensemble plus large de solutions techniques et commerciales. Chaque nouvelle implantation a puisé dans cet ensemble, tout en nécessitant parfois d’introduire des modifications et des adaptations, qui ont été préservées dans les développements ultérieurs.

Ces phénomènes ont été retrouvés dans des start-up développant, par exemple, des robots pour l’impression de peaux artificielles ou des techniques innovantes de collecte et de transformation de la biomasse chez des éleveurs.

La chenille en papillon

Les schémas de croissance habituels sont inadaptés aux véritables innovations technologiques. Ils oublient que, dans de tels contextes, il n’est pas possible de stabiliser définitivement des produits et des usages, tout en cherchant la conquête de nouveaux clients. La croissance soutenable des start-up exige donc, d’une part, la construction et la préservation d’un patrimoine de compétences qui détermine l’identité de leur offre et de leurs métiers, et, d’autre part, face à de nouvelles opportunités, l’adjonction de nouvelles compétences sans mettre en danger ce patrimoine.

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Etranglé par 5 milliards d’euros de dette, Atos change de directeur général

Lors du salon international de la défense et de la sécurité Eurosatory, à Villepinte (Seine-Saint-Denis), le 13 juin 2022.

La situation inquiète à six mois des Jeux olympiques. Atos, le partenaire technologique du Comité international olympique et, à ce titre, prestataire informatique de Paris 2024, doit rapidement trouver un accord avec ses banques s’il ne veut pas que ses 5 milliards d’euros de dette (2,3 milliards d’euros net, après prise en compte de la trésorerie) le conduisent à la faillite. Environ la moitié de ces 5 milliards doit être remboursée en 2025. Atos n’a pas cette somme. Il lui faut donc renégocier cette dette avec ses vingt-deux banques.

Engagées il y a plusieurs mois, les négociations patinent. Pour se faire aider, Jean-Pierre Mustier, le président d’Atos, a donc pris contact avec Hélène Bourbouloux, l’administratrice judiciaire qui a travaillé sur tous les dossiers financiers chauds, comme Casino et Orpea, a révélé Le Figaro, dimanche 14 janvier. Selon nos informations, Atos réfléchit à l’ouverture d’un mandat ad hoc, une procédure préventive destinée aux entreprises qui ne sont pas en cessation de paiements. Dans un communiqué publié lundi 15 janvier, le groupe a assuré « qu’il n’a pas déposé de demande de désignation d’un mandataire ad hoc ou d’ouverture d’une procédure de conciliation », ce qui ne l’empêche pas de le faire dans les prochaines heures.

Signe de l’urgence : Atos a annoncé, lundi, le départ précipité de son directeur général, Yves Bernaert, en poste depuis seulement quatre mois et dont le profil ne correspondait pas à la situation de l’entreprise. Il est remplacé par son directeur financier, Paul Saleh, ce qui confirme bien la volonté du groupe de se concentrer sur les discussions avec ses banques. Une réunion est prévue cette semaine.

Note dégradée

Il faut aller vite. Fin novembre 2023, l’agence de notation S&P a abaissé sa note (de « BB » à « BB − »), menaçant d’aller un cran plus bas dans les prochaines semaines. Son nouvel avis est attendu fin janvier. Une dégradation supplémentaire enverrait Atos dans la catégorie « hautement spéculative », ce qui pourrait provoquer la perte de plusieurs centaines de millions d’euros de chiffre d’affaires. Certains clients bénéficient de clauses qui permettent de transférer leur contrat vers un autre sous-traitant si le fournisseur officiel est trop mal noté. Lundi, alors que des rumeurs commençaient à circuler sur la dégradation de ses résultats, Atos a assuré que « ses lignes d’activité atteindront leurs objectifs financiers 2023 pour l’année en termes de chiffre d’affaires et de marge opérationnelle ». Mais à quoi ressemblera 2024 ?

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« Que sait-on du travail ? » : les métiers du secteur médico-social, sous-payés et dominés par le temps partiel contraint

1 137 euros : c’est le salaire mensuel moyen dans quatre métiers du secteur médico-social, selon l’enquête Conditions de travail 2019 du ministère du travail : les agents des services hospitaliers, les aides-soignants, les aides médico-psychologiques et les aides à domicile.

La même année, la rémunération moyenne de l’ensemble des salariés du privé était de 1 906 euros. Si ces métiers, qui représentent un million d’emplois, sont devenus stratégiques pour maintenir l’autonomie des personnes, à domicile ou en établissement, ils demeurent insuffisamment reconnus.

Cet écart de salaire pourrait se justifier, par exemple, par les 78 % d’aides à domicile exerçant à temps partiel (un quart d’entre elles effectuant même moins de dix-sept heures par semaine)… Mais « le temps partiel ne signifie pas une faible emprise du travail sur la vie des salariées », rappellent les quatre chercheurs Annie Dussuet, François-Xavier Devetter, Laura Nirello et Emmanuelle Puissant : il arrive aux aides à domicile, qui exercent dans de multiples lieux, de commencer leur journée à 7 heures 30 et la finir à 19 heures 30, tout en n’ayant que cinq ou six heures comptabilisées comme du « travail effectif ». Le temps partiel est donc plus que contraint.

Dans leur contribution au projet de médiation scientifique « Que sait-on du travail ? » du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (Liepp), diffusé en collaboration avec les Presses de Sciences Po sur la chaîne Emploi du site Lemonde.fr, ces quatre sociologues et économistes expliquent les difficultés persistantes de ces professions au-delà de leur rémunération par l’échec des politiques publiques actuelles. Avec le développement d’une nouvelle gestion publique mettant l’accent sur la « performance », l’irruption d’indicateurs chiffrés a consacré la standardisation des tâches, et s’est « éloignée de la finalité du service ».

« Ce processus d’industrialisation et de rationalisation de l’activité découle directement des modalités de tarification de ces activités médico-sociales par les pouvoirs publics, qui tendent à ne reconnaître (et donc financer) que le seul temps de travail considéré comme “productif” », pointent du doigt les chercheurs.

Une forme de maltraitance

Les conséquences de cette rationalisation sont doubles : les travailleurs – à 90 % des femmes – sont à la fois exposés aux pénibilités industrielles et tertiaires, c’est-à-dire le port de charges lourdes, mais aussi les relations complexes avec les usagers, et perdent le sens de leur travail, car ils reconnaissent parfois que suivre les « standards » relève d’une forme de maltraitance.

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« Les métiers du vieillissement, essentiels et pourtant insoutenables »

[Comment expliquer l’écart entre l’importance de certains métiers du soin, et la réalité de leurs conditions d’exercice ? Annie Dussuet est enseignante-chercheuse émérite à Nantes Université, au Centre nantais de sociologie. Ses recherches portent sur le travail domestique et les emplois féminisés des services, dans les associations tout particulièrement. François-Xavier Devetter est chercheur au laboratoire Clersé (université de Lille) et à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES). Ses travaux portent sur le temps de travail et les emplois à bas salaire, tout particulièrement les agentes et agents d’entretien, les aides à domicile et les assistantes maternelles agréées. Laura Nirello est enseignante-chercheuse à l’IMT Nord Europe et membre du Clersé. Ses travaux s’intéressent aux évolutions des politiques publiques dans le domaine de la prise en charge des personnes âgées et leurs conséquences sur l’emploi, notamment dans l’économie sociale et solidaire. Emmanuelle Puissant est enseignante-chercheuse à l’université Grenoble Alpes et membre du laboratoire Creg. Ses recherches portent sur le travail associatif et ses transformations dans les activités sociales et médico-sociales. Elle est coresponsable pédagogique du master Transformations des organisations de l’économie sociale et solidaire de la faculté d’économie de Grenoble.]

La crise du Covid a rendu encore plus évident le caractère essentiel des métiers du grand âge. L’allongement de l’espérance de vie s’accompagne en effet de l’apparition de limitations fonctionnelles, de façon plus ou moins accentuée suivant les catégories sociales (Cambois et al., 2008 ; Brunel et Carrère, 2018). Celles-ci se traduisent pour une partie importante de la population par la nécessité d’un accompagnement destiné à maintenir le maximum d’autonomie et à favoriser des fins de vie dignes.

Que ce soit à domicile ou en établissement, cet accompagnement nécessite l’intervention de personnes aguerries, non pas tant pour « soigner » des pathologies, mais pour « prendre soin » (care) de personnes devenues plus vulnérables avec l’âge. Il s’agit donc d’adapter les caractéristiques de chaque intervention : suffisante pour garantir la sécurité et la qualité de vie des personnes âgées aidées, mais pas trop intrusive, afin d’éviter de précipiter la perte d’autonomie.

Pourtant, les acteurs du secteur attendent toujours la fameuse loi « grand âge », sans cesse annoncée et repoussée, alors que les rapports institutionnels et les recherches académiques se succèdent et alertent tous sur la faible qualité des emplois et du travail dans ce secteur, notamment en termes de faiblesse des rémunérations, mais aussi en termes de pénibilité et de l’usure professionnelle qui en découle.

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Intelligence artificielle : « Y aura-t-il suffisamment de travail pour tout le monde dans quelques années ? »

Alfred Sauvy [1898-1980], économiste, sociologue et démographe français, est célèbre entre autres pour sa théorie du déversement présentée dans son ouvrage La Machine et le Chômage. Le progrès technique et l’emploi [Dunod, 1980]. Selon cette théorie, la population active du secteur primaire, l’agriculture, se transfert historiquement (se « déverse », dit-il) vers le secteur secondaire, l’industrie, puis vers le secteur tertiaire, les services.

Ce « déversement » est un effet des gains de productivité dégagés par le progrès technique et la mécanisation qui ont touché en premier lieu l’agriculture à la fin du XVIIIe siècle. La force de travail est remplacée par les machines (plus rapides, plus puissantes, plus productives), ce qui permet d’accroître le rendement agricole et donc le volume des récoltes.

Les gains de productivité vont permettre de baisser les prix, d’augmenter les salaires et les profits et d’accroître le pouvoir d’achat des consommateurs, qui vont pouvoir déplacer leur consommation vers l’achat d’équipements pour la maison, pour se vêtir, pour se déplacer, donc vers les produits de l’industrie.

Les paysans quittent les champs (car l’emploi y devient plus rare) pour la ville et travaillent dans les usines en plein essor du fait de la révolution industrielle. Il y a donc bien eu un déversement de la main-d’œuvre agricole vers le secteur secondaire, berceau du fordisme.

Plus grande qualification

Puis vient le déversement des emplois industriels vers les services à partir du milieu des années 1970, quand s’affirme la tertiarisation de l’économie. Là encore, les emplois sont détruits dans l’industrie, en particulier les emplois à faible niveau de qualification. En revanche, les nouveaux emplois créés sont toujours d’une plus grande qualification car ils accompagnent le progrès technique : besoin d’emplois pour la maintenance et l’évolution de la mécanisation, emplois de contrôle, de réglage et de surveillance des machines, emplois dans l’informatique et la gestion des réseaux…

Sauvy précise toutefois qu’il existe des obstacles au déversement car « les emplois créés ne sont identiques ni en nature ni en nombre aux emplois détruits », ce qui pose le problème de la reconversion des travailleurs victimes du progrès technique.

L’émergence de l’intelligence artificielle (IA) vient cependant « refroidir » aujourd’hui la thèse optimiste de Sauvy, selon lequel l’emploi détruit par le progrès technique donne naissance à de nouveaux emplois mieux qualifiés. Et ceci pour quatre raisons.

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Pour Marie, généraliste, et Richard, urgentiste, la téléconsultation permet d’échapper au statut de médecin traditionnel

Médecin généraliste depuis dix ans, Marie (les prénoms ont été modifiés), 36 ans, n’a jamais eu envie d’ouvrir un cabinet. Elle assure des remplacements dans la région lyonnaise, et consacre quelques heures par semaine à la téléconsultation.

Salariée d’une plate-forme, elle y gagne entre 300 et 700 euros par mois. « C’est un complément de salaire », reconnaît-elle. Et Marie décide de ses horaires : « Je m’organise selon mes disponibilités : quand je fais un remplacement et qu’il n’y a pas grand monde en cabinet, ou que des patients n’honorent pas un rendez-vous, je me connecte à la plate-forme. Parfois aussi, j’assure quelques heures le soir en semaine ou le samedi matin depuis chez moi. »

De l’autre côté de l’Atlantique, Richard, 44 ans, est urgentiste salarié dans un hôpital situé dans une petite île des Antilles françaises, et dégage de « 800 euros à 1 000 euros » presque tous les mois en profitant également de moments creux : « J’ai des astreintes deux jours par mois au cours desquelles il ne se passe pas forcément grand-chose. J’en profite pour assurer quelques rendez-vous sur la plate-forme. »

Tous les deux connaissent les limites de l’exercice. « On dépanne des patients qui n’ont pas de médecin traitant ou qui ne veulent – ou ne peuvent – pas attendre un rendez-vous. Avec un bon interrogatoire, on peut faire un bon diagnostic, et c’est toujours mieux qu’une automédication, explique Marie. Mais, dans la plupart des cas, je dis au patient d’aller consulter si ça ne va pas mieux le lendemain, car l’examen clinique reste quand même prioritaire. »

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« Renouvellement de pilule, rhino-pharyngite… C’est de la médecine de base, renchérit Richard. Mais je me vois comme un premier recours : pour une otite, par exemple, je vais donner un antalgique pour soulager la douleur en attendant que le patient puisse aller voir son médecin»

Si Marie a adopté cette formule, c’est aussi pour la sécurité qu’offre la consultation à distance, car elle s’est parfois sentie menacée dans des cabinets par des patients à qui elle refusait un arrêt ou une prescription : « Derrière l’écran au moins, je ne redoute pas l’agression. » Un autre avantage, selon elle, réside dans le fait de ne pas trop s’investir vis-à-vis des patients : « Ne pas gérer mon propre cabinet allège ma charge mentale, je ne vois les patients qu’une seule fois, je n’ai pas à les suivre et leurs problèmes ne me poursuivent pas quand je suis en congés. »

Pour les deux professionnels, cette prise de distance vis-à-vis de l’exercice traditionnel résulte aussi d’un regard très sombre porté sur le statut de médecin en France. Richard a passé plus de dix ans à l’hôpital en métropole et dit avoir souffert de conditions de travail difficiles et d’un manque de reconnaissance financière. Marie juge aussi que « le médecin traitant n’est pas respecté » par les pouvoirs publics, qui, dit-elle, paient mal : « 26,50 euros la consultation, c’est une insulte à la fonction et à mes compétences. » Par les patients, aussi, qui « viennent parfois chez nous faire leurs courses de médicaments, comme ils iraient au supermarché ».