Dans le quartier de la porte Saint-Denis, à Paris, fief des restaurants branchés de la capitale, plus personne ne fait plus attention à eux, même si leur sacoche est bien reconnaissable. A longueur de journée, ils squattent les stations de vélos en libre-service, le regard rivé sur l’écran de leur téléphone. Dans leur QG improvisé, ils guettent la prochaine notification susceptible de leur rapporter un peu d’argent.
Eux, ce sont les coursiers de Deliveroo, Glovo ou encore Uber Eats : des livreurs de moins de 30 ans, d’origine africaine pour la plupart. Devenus un symbole malgré eux, celui de l’ubérisation de l’économie, en référence à la plus célèbre des plates-formes, Uber. Le 3 décembre, les prud’hommes trancheront un énième conflit opposant la société Frichti à des coursiers demandant la reconnaissance de l’existence d’un contrat de travail. Alors que les affaires de ce type se multiplient devant les tribunaux, ces plates-formes sont devenues le symbole d’une remise en question du modèle social français.
«J’ai été quatre ans coursier chez Uber Eats et Deliveroo, raconte Jérémy Wick, membre du syndicat CGT des coursiers à vélo de Gironde. Au début, mes revenus n’étaient pas si mauvais, on avait même droit à un bonus de 150 euros si on faisait des livraisons en soirée. Il y a deux ans, je pouvais gagner 2 500 euros brut par mois. Puis les bonus ont été supprimés. Mes revenus sont tombés à environ 1 500 euros brut mensuels, ce à quoi il faut bien sûr enlever les charges, le matériel… C’est très fluctuant, en fonction des commandes que l’on arrive à obtenir. Il n’y a aucune stabilité. »
Pas de patron, pas de paperasse, pas d’engagement : le travail comme un jeu vidéo avec la possibilité de gagner quelques centimes, en contrepartie d’activités aussi diverses que livrer un hamburger à vélo après avoir reçu une alerte ou cliquer sans relâche sur des liens ou des images depuis chez soi, pour le compte de sites Internet.Selon l’Insee, environ 200 000 travailleurs indépendants utilisaient une plate-forme numérique ou un autre intermédiaire pour rencontrer leur clientèle en 2017.
Entre cette année-là et 2019, le nombre de microentrepreneurs actifs sur ces plates-formes dans le seul secteur des transports a doublé, passant de 20 000 à 40 000, selon un rapport de la commission des affaires sociales du Sénat de 2020. Une minorité qui n’est que « la partie visible de l’iceberg des difficultés que rencontrent les autoentrepreneurs », dénonce François Hurel, le président de l’Union des autoentrepreneurs. S’il peut se prévaloir d’une base de clientèle énorme grâce à la plate-forme, le travailleur qui lui est affilié ne bénéficie ni d’une rémunération mensuelle minimale ni de congés payés. Les notifications rythment son quotidien : « Le système le pousse à laisser son téléphone allumé en permanence, par peur de rater une course », se désole Brahim Ben Ali, secrétaire général de l’intersyndicale nationale des VTC.
Il vous reste 76.66% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.
Antonio Casilli est professeur de sociologie à Télécom Paris, grande école de l’Institut polytechnique de Paris, et codirigeant de l’équipe de recherche DiPLab (Digital Platform Labor) sur le travail en ligne. Il explique l’essor du microtravail sur les plates-formes.
Quel est le profil des microtravailleurs ?
En France, notre équipe de recherche a dénombré près de 15 000 personnes qui se connecteraient chaque semaine sur les plates-formes de microtravail – plus de 50 000 au moins une fois par mois –, et plus de 260 000 microtravailleurs seraient inscrits mais pas ou peu actifs. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ces personnes sont souvent diplômées.
Le profil des inscrits reflète aussi l’évolution des plates-formes. Depuis plusieurs années, la frontière s’estompe avec les sites de free-lance classique. Certaines plates-formes de microtravail recherchent des compétences assez avancées sur des missions mieux payées, autour de 15 dollars de l’heure. Parallèlement, on voit des plates-formes de free-lance se mettre à proposer des microtâches, comme taguer des images. Cela reflète une forme de paupérisation du travail indépendant.
Quel impact la crise sanitaire a-t-elle eu sur le microtravail ?
Plusieurs plates-formes annoncent qu’elles ont vu leur activité augmenter avec la crise sanitaire, mais on suppose qu’il s’agit d’abord d’une augmentation des personnes qui s’inscrivent. L’une des plus importantes au monde, Appen, déclare avoir vu son activité croître de 30 % depuis avril 2020. De son côté, Clickworker dit avoir atteint les 2 millions de travailleurs inscrits sur sa plate-forme. Preuve que la crise sanitaire est aussi une crise de l’emploi.
Parallèlement, il semble que certaines entreprises ont plutôt tendance à vouloir réinternaliser ce processus de microtravail, à cause du risque de fuites de données. On se souvient des controverses autour des assistants vocaux en 2019, lorsque les médias ont révélé que des armées de microtravailleurs écoutaient et retranscrivaient des conversations. On suppose que ces fuites ont pu contraindre les entreprises à renoncer à se tourner vers des sous-traitants, mais il reste difficile de mesurer l’ampleur réelle de ce phénomène.
L’intelligence artificielle va-t-elle tuer le microtravail ?
Contrairement aux idées reçues, l’intelligence artificielle favoriserait plutôt l’accélération du microtravail. On aurait pu croire que, une fois entraînées, les machines pourraient progresser toutes seules mais, en fait, elles ont constamment besoin d’être réentraînées. Car la réalité du terrain, le comportement des consommateurs, la manière de parler en ligne… changent constamment. Lorsqu’on tapait « corona » en 2018 dans Google, la première réponse affichée par le moteur de recherche était « bière ». Fin 2019, des millions de personnes se sont mises à rechercher le terme « coronavirus ». Il a fallu l’intervention humaine de milliers d’employés pour vérifier et rectifier les résultats du moteur de recherche. Preuve que plus il y a d’intelligences artificielles, plus il y a besoin d’êtres humains derrière pour les rééduquer.
Voter pour une vidéo sur Youtube : 10 cents (9 centimes d’euros). Suivre quelqu’un sur Twitter : 12 cents. Télécharger cinq photos : 39 cents. Bienvenue dans le monde du « gain au clic » sur RapidWorkers. Revendiquant plus de 100 000 inscrits dans le monde, cette plate-forme de microtravail est l’un des nombreux sites du genre apparus sur le marché ces dernières années.
Le phénomène a pris son envol dans les années 2000 avec le lancement par Amazon de Mechanical Turk, une référence au prétendu automate du XVIIIe siècle, qui dissimulait une personne bien vivante. Sur l’engin d’Amazon, c’est derrière leur écran que les humains sont cachés. Des donneurs d’ordre anonymes leur passent commande pour des missions généralement ouvertes à tous, contre une rémunération modique.Mais, avec ce vivier de recrutement mondialisé, ils mettent en concurrence des travailleurs sur tous les continents.
Le phénomène a d’abord explosé dans les pays à bas coût : Inde, Chine, Venezuela… Depuis, le microtravail a pris de l’ampleur partout dans le monde. Selon une étude commandée par le moteur de recherche professionnel ReportLinker, parue en octobre, le marché du microtravail devrait atteindre près de 2,5 millions de dollars (2,2 millions d’euros) rien qu’aux Etats-Unis cette année.
Aucun statut professionnel exigé
Ces plates-formes mettent en avant la souplesse du modèle : « Votre plage horaire est flexible et la seule chose dont vous avez besoin, c’est un ordinateur ou un portable avec une connexion Internet », annonce, sur sa page d’accueil, Clickworker, l’une des plus importantes au monde. Selon le sociologue Antonio Casilli, spécialiste de ce sujet, on ne dépasse pas deux dollars de gain par heure en moyenne. La plupart de ces sites se présentent comme des compléments de revenus : ils rémunèrent généralement leurs utilisateurs en utilisant PayPal ou des cartes cadeaux. Aucun statut professionnel, microentrepreneur ou autres, n’est exigé pour s’inscrire.
Peut-on louer son cerveau comme on loue sa maison ou sa perceuse, en dehors de tout droit du travail ? Selon un expert anonyme, auditionné par le Conseil national du numérique pour le rapport « Travail à l’ère des plates-formes », paru en 2020, la question des revenus des indépendants se voit bouleversée par l’économie numérique, qu’il qualifie d’économie « de la multitude ». Internet a permis l’explosion de cette forme de travail hyperfragmentée, rendue invisible, où des plates-formes mondialisées mobilisent partout des millions de travailleurs, placés en dehors de tout cadre juridique.
Il vous reste 19.18% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.
Tribune. Les enquêtes menées depuis 2014 par le Défenseur des droits, le Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et, plus récemment, la Fondation Jean Jaurès le montrent : le sexisme au travail est aujourd’hui encore une réalité et il entraîne des conséquences néfastes, pour les victimes bien sûr, mais aussi pour l’organisation collective.
La notion d’agissement sexiste est certes entrée dans le code du travail en 2015, mais il aura fallu plusieurs années de maturation pour finalement considérer les comportements et propos sexistes comme un véritable risque professionnel, au même titre que le harcèlement sexuel. En effet, si les discours sur la tolérance zéro et la libération de la parole se multiplient dans les médias, peu nombreux sont les entreprises et les organismes publics à avoir mis en place une politique de prévention et une procédure de traitement du sexisme en entreprise.
Cette lente prise de conscience a franchi un nouveau cap avec la loi sur la santé du 2 août 2021, grâce à l’élargissement de la notion de harcèlement sexuel au travail. Si aujourd’hui le harcèlement sexuel se manifeste par « des propos ou comportements à connotation sexuelle répétés qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante », à partir de mars 2022, « les propos ou comportements à connotation sexiste répétés » seront également susceptibles d’être qualifiés de harcèlement sexuel au travail.
Ainsi, si les notions de violence sexiste et violence sexuelle restent conceptuellement distinctes – la première se traduisant par une conduite dévalorisante ou humiliante basée sur les stéréotypes de genre, la seconde par des propos ou comportements sexualisant la personne ou la réifiant en objet sexuel –, cette nouvelle définition du harcèlement sexuel pointe du doigt le danger que peuvent représenter les agissements sexistes quand ils deviennent systémiques.
Une communication claire
Pourquoi élever les agissements « sexistes » répétés au même rang que les agissements « sexuels » répétés ? La logique sous-jacente est de s’attaquer aux comportements irrespectueux quotidiens et banalisés, tels que les remarques ou blagues sexistes, pour créer une culture du respect et de l’inclusion. Ce faisant, il s’agit de prévenir efficacement la potentielle dérive vers des comportements plus graves et nocifs qui pourraient affecter les femmes comme les hommes au travail, en tant que victimes ou témoins.
Il vous reste 57.94% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.
Une partie de palet bat son plein devant l’entrée de Cocotine. Entre la fumée qui s’échappe d’un baril et la musique à tue-tête, plusieurs dizaines de personnes discutent. A leurs côtés, quelques pancartes en carton avertissent : « Salaires de misère », « En panne »… C’est bien la première fois que l’on observe une telle scène au-devant de cette casserie de Ploërmel (Morbihan), spécialisée dans la fabrication de produits à base d’œufs qui emploie 230 salariés.
« Pour une bonne partie des gens ici, on est à 1 600 euros brut par mois, et ce, peu importe l’ancienneté. Avec l’inflation, le prix de l’essence, c’était plus possible », expose Maryline Etienne, conductrice de ligne depuis plus de vingt-cinq ans. La déléguée syndicale CFDT au visage garni de taches de rousseur se trouvait dans une impasse « après des années d’accords signés pour quoi ? Des cacahouètes ».
« J’ai une famille, des enfants, et je me demande comment je vais faire pour leurs études plus tard avec 1 400 euros net par mois. » Grégory Simon, 35 ans
Ses collègues l’ont poussée, début novembre, à débrayer afin de dénoncer la situation dégradée au sein de l’entreprise, « moi, la petite déléguée syndicale pas très revendicative ». La quasi-totalité l’a rejointe dès le premier jour et réclame une hausse des salaires de 5 %.
Grégory Simon, grand brun svelte de 35 ans, a fait partie des lanceurs du mouvement : « J’ai une famille, des enfants, et je me demande comment je vais faire pour leurs études plus tard avec 1 400 euros net par mois. » Lui transporte chaque jour, à l’approvisionnement, des charges de 25 kilos. Dans une « très bonne » équipe, certes, mais, quand même, « c’était soit la grève, soit je démissionnais ». Florence Vergnaud, bouille sympathique, papote entre les groupes. « Dans notre atelier, il fait trop chaud, tellement que certains font des malaises. J’ai remonté l’information, mais rien n’a changé. On a le sentiment de ne pas être écoutés », se désole cette conductrice de ligne aux vingt-cinq ans d’entreprise.
Mobilisation spontanée et inédite
Reconnaissance. Le mot revient dans toutes les conversations, et pas que chez Cocotine. Depuis le printemps et la saison des négociations annuelles obligatoires, la colère gronde en centre Bretagne, où le secteur de l’agroalimentaire représente pas moins de 74 000 personnes, selon des chiffres de 2019, soit environ 40 % des emplois industriels – avec des pics à 70 % du côté de Carhaix-Plouguer (Finistère).
Greenyard Frozen à Moréac, Gaillard pâtissier à Locminé, Gelagri à Loudéac… Les débrayages se sont multipliés devant des usines qui connaissaient pas ou très peu la contestation. « En vingt-huit ans dans le secteur, c’est bien la première fois que je vois un tel mouvement sans appel fédéral à faire grève, commente Ronan Le Nézet, secrétaire CGT de l’union locale Pontivy-Loudéac. Le contrat social n’est plus respecté, les gens non plus. »
Il vous reste 47.49% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.
FactuelBien que chahuté par plusieurs décennies de mondialisation, le fabricant de trompettes a pu éviter de licencier. Aux manettes de l’entreprise créée en 1827, trois femmes − la grand-mère, sa fille et sa petite-fille − résolues à orchestrer la reprise.
Peut-être le défilé annuel de la fanfare de votre village a-t-il été annulé cet été, comme celui d’avant ? Ou était-ce le carnaval qui anime la ville chaque année ? Ou la bravade ? « Eh bien derrière, c’est plein de métiers qui en ont aussi pâti », glisse Sophie Glace, la cogérante, 49 ans, dans le vaste bureau de l’entreprise PGM Couesnon, à une encablure de la gare de Château-Thierry (Aisne).
Au-dessus de sa tête, suspendue au mur comme un trophée, une trompe de chasse dorée, de la longueur de la pièce ou presque. « 4,54 mètres et demi ! La taille nécessaire pour obtenir un ré majeur », précise-t-elle. Depuis 1827, Couesnon fabrique des cuivres et des percussions. Dans le vaste atelier attenant, les feuilles de laiton se font trompette, tuba, clairon. Pour jouer en mi ou en si bémol, on martèle, on recuit, on repousse, on polit.
Ils ne sont plus que deux fabricants en France, une trentaine dans le monde. Et les temps sont durs. « Avec la crise sanitaire, les annulations et jauges réduites, nous avons perdu deux années de suite l’équivalent de ce que sont Noël et Pâques pour les chocolatiers : la Fête de la musique, les festivals d’été, les défilés du 14-Juillet… », poursuit Sophie Glace. Le chiffre d’affaires s’est effondré de près de 50 %. « Pour les instruments à vent, qui projettent [des particules], on attend toujours cette reprise dont tout le monde parle à la télé… C’est long », se désole-t-elle. « Moi j’y crois, ça va repartir », l’interrompt, sur un ton presque tranquille, sa mère, Ginette Planson, toujours PDG de l’entreprise à 79 ans. Ici, cela fait longtemps qu’on affronte les tempêtes en famille.
Elles évoquent ensemble le passé glorieux de Couesnon, qui, il y a un siècle, a compté jusqu’à 1 000 employés sur six sites en France, dont 600 à Château-Thierry. « Un jour, j’avais emmené mes petits-enfants en voyage aux Etats-Unis. On descend dans une boîte de jazz à San Francisco, et là, le hasard : toutes les affiches au mur, c’était des affiches Couesnon ! », raconte Ginette avec fierté. Sidney Bechet, Bill Coleman et d’autres grands noms du jazz ont porté, dans les années 1950, la renommée de l’entreprise. « On était leader du marché ! »
Concurrence des instruments produits en Chine
Ginette Planson a commencé à travailler là en 1960. Elle avait 18 ans ; son mari y avait été embauché quelques années plus tôt. « A “Château”, les gens travaillaient soit chez Belin [les biscuits], soit chez Couesnon. » En 1979, première secousse : un incendie ravage l’atelier. Sur les 165 employés, seuls 20 sont repris. Ginette Planson est licenciée. Alors qu’elle repasse à l’entreprise, elle découvre dans la cour les machines qui partent à la ferraille. « Ça m’a pris comme ça, sur un coup de tête, j’ai dit : “Je vous les rachète au prix de la ferraille !” », raconte-t-elle, encore amusée par son audace. Le soir même, les machines sont installées au sous-sol de sa maison.
Il vous reste 71.5% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.
Peter est une silhouette esseulée dans la nuit de Doha. Le voiturier ghanéen se tient droit comme un poteau à un carrefour de Msheireb, au pied des tours de bureaux de ce nouveau secteur, construit à l’emplacement d’un quartier indien tombé en décrépitude. Les clients se faisant rares, le quadragénaire, sanglé dans une livrée couleur ocre, accepte de s’ouvrir sur sa vie au Qatar.
« Mon salaire n’est pas bien haut, 1 250 riyals par mois [300 euros], sans le logement et la nourriture, qui sont pris en charge par mon employeur. Mais c’est mieux qu’au Ghana, c’est pour cela qu’on vient ici. Et puis, la situation s’améliore. Il y a cinq ans, si l’on demandait à changer d’emploi, on était renvoyé dans notre pays. Mais il y a quelques mois, grâce aux réformes du gouvernement, j’ai pu changer d’entreprise sans difficulté. Tous ces progrès, c’est grâce à la Coupe du monde et à la pression que les médias et les ONG de défense des droits de l’homme ont mise sur le Qatar. »
De l’autre côté de la ville, dans le quartier d’affaires de West Bay, Max Tuñon, le directeur de l’antenne locale de l’Organisation internationale du travail (OIT), ouverte en 2017, tient un discours à peu près similaire : « Il y a encore de nombreux défis, mais en matière de protection des travailleurs migrants, le Qatar a fait des pas remarquables. »
Les avancées ont été particulièrement lentes à venir. Alors que les autorités de Doha avaient promis d’abolir la kafala en 2015, ce n’est qu’en 2020, dix ans après le vote de la Fédération internationale de football (FIFA) attribuant à l’émirat le Mondial 2022, que ce système enchaînant les migrants à leur employeur, confinant à l’esclavage moderne, a été rayé de la législation.
La loi autorise désormais les deux millions de ressortissants d’Asie du Sud-Est et d’Afrique, à l’origine de la foudroyante modernisation de cette micromonarchie du Golfe, à quitter le pays et à changer d’emploi sans requérir au préalable la permission de leur patron.
« Mise en œuvre faible »
Le Qatar a aussi imposé en 2020 un salaire minimum obligatoire, fixé à 1 000 riyals, auxquels doivent s’ajoutent 300 riyals pour la nourriture et 500 pour le logement, s’ils ne sont pas fournis par l’employeur. « Quand je suis arrivé à Doha pour la première fois, il y a seize ans, j’étais payé 500 riyals par mois », confie Chandra, un Népalais de 35 ans, qui officie comme chauffeur dans une entreprise de détergent. « Aujourd’hui, j’en gagne 3 000 », ajoute ce migrant venu faire ses courses au centre commercial de Labour City.
Il vous reste 38.08% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.
Salons internationaux et cyclotourisme. Agences de voyages et start-up. Bases nautiques et petits trains touristiques. Hôtellerie périurbaine et BTS « tourisme ». Au risque du saupoudrage, le plan Destination France, que doit présenter, samedi 20 novembre, le premier ministre, Jean Castex, à Amboise (Indre-et-Loire), couvre la plupart des enjeux du tourisme français, auquel le gouvernement entend fixer un cap à dix ans : se hisser à la première place mondiale en matière de recettes touristiques des visiteurs étrangers, en faisant « monter en qualité » l’offre globale et en s’octroyant le titre symbolique de « première destination de tourisme durable dans le monde ».
Le plan consiste en 1,3 milliard d’euros de prêts, quelque 350 millions d’euros d’aides à la transformation du secteur, ainsi que des actions de communication (30 millions d’euros) et des aides au départ en vacances pour les jeunes, les seniors et les ultramarins (70 millions). « L’Etat investit à nouveau dans la politique touristique, avec un fil rouge : le tourisme durable », souligne le secrétaire d’Etat au tourisme, Jean-Baptiste Lemoyne.
Depuis six mois, le gouvernement a recueilli les doléances d’un tourisme français en relative perte de vitesse vis-à-vis de ses rivaux, qu’ils soient proches – Espagne, Balkans – ou plus lointains – golfe Persique, Asie du Sud-Est. Il a identifié deux faiblesses majeures : le manque d’attractivité des métiers du tourisme et la qualité de l’offre en milieu de gamme.
Aucune mesure sur la rémunération
Pour pallier la première, il promet une campagne de communication en 2022 et 2023 de l’ampleur de celle menée par le ministère des armées, afin de « faire rêver à nouveau les jeunes sur ces métiers qui permettent l’ascenseur social et sont porteurs de sens ». Un « réseau d’excellence d’écoles et de formations » est également annoncé, alors que les formations se multiplient au détriment d’une cohérence globale et de leur qualité. Il viendra s’ajouter à la Conférence des formations d’excellence au tourisme, créée… en 2015.
Aucune mesure n’est annoncée, toutefois, sur les principaux freins à l’attractivité du métier : les conditions de travail et de rémunération. La première journée de négociations salariales dans l’hôtellerie-restauration, le 18 novembre, a montré le grand écart séparant les propositions du patronat des attentes des syndicats de salariés. Quant aux difficultés de logement pour les salariés dans les stations touristiques, le plan propose d’aider les collectivités territoriales et les employeurs à ouvrir des « guichets physiques d’information » pour les saisonniers.
Il vous reste 51.99% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.
« Je ne sais pas ce que je ferais sans Emmaüs », lance Maud Sarda dans un éclat de rire partagé avec Thomas Marcotte. Les comparses ont cofondé la coopérative Label Emmaüs il y a 5 ans. Ces deux-là se connaissent bien et sont heureux de se retrouver « en vrai » après plusieurs mois au loin. Depuis début 2021, Thomas a quitté les locaux de Noisy-le-Sec pour suivre sa femme dans le Lot-et-Garonne et lancer une nouvelle plate-forme logistique Label Emmaüs sur la petite commune de Damazan. En arrivant au Village du réemploi de ValOrizon, la directrice du label raconte : « On avait en tête depuis quelques années de se déployer dans les territoires. C’est souvent comme ça avec nous, on a plein d’idées et c’est l’opportunité qui va tout débloquer ».
Depuis 2016, Maud Sarda déploie toute sa créativité au sein de la coopérative qu’elle a créée et qui compte désormais plus de 1 000 sociétaires. Au point de bousculer parfois un peu trop fort et trop vite les habitudes bien installées du Mouvement Emmaüs, qui a fêté ses 70 ans en 2019. Au départ de cette aventure, il y a la mise en ligne d’une plate-forme d’e-commerce éthique et solidaire réservée aux boutiques Emmaüs et aux acteurs du réemploi de l’Economie sociale et solidaire « pour tenir tête aux géants de l’e-commerce ». Puis l’équipe a créé Label Ecole, pour former des personnes éloignées de l’emploi aux métiers de l’e-commerce et plus récemment Trëmma.co, une sorte de Vinted solidaire, qui permet aux particuliers de vendre des objets et de financer des projets associatifs.
Pour la prochaine étape de développement, l’infatigable Maud Sarda prévoit d’ouvrir des petites plates-formes logistiques, « au moins une par région », pour développer des filières de réemploi spécialisées. L’équipe a déjà l’expérience d’un premier site à Noisy-le-Sec, qui rachète en gros les livres invendus dans les boutiques Emmaüs, pour les mettre en ligne et leur donner une dernière chance d’être lus avant de partir au recyclage. Ici, dans les locaux de Damazan, l’équipe réunie autour de Thomas Marcotte est en place depuis le début de l’été et se spécialise sur la récupération de mobilier de bureau pour les entreprises et de meubles neufs invendus.
La loi AGEC interdisant désormais la destruction des invendus, tout le secteur du réemploi est en train de se restructurer. « Les acteurs locaux nous ont accueillis à bras ouverts, raconte Thomas Marcotte. Il y a à la fois un fort besoin de création d’emplois dans les territoires ruraux, avec du chômage de très longue durée plus ancré et des politiques territoriales qui s’orientent vers le soutien au développement de la filière. »
Redonner le pouvoir d’agir
Maud Sarda a eu le coup de foudre pour le Mouvement Emmaüs il y a plus de dix ans. Elle le rejoint d’abord en tant que responsable nationale des structures d’insertion. Dans sa vie d’avant, elle était consultante au sein du cabinet Accenture « pour rembourser son prêt étudiant ». Un grand écart qui en étonne toujours plus d’un mais qui lui permet d’affirmer ses choix et de s’investir dans du mécénat de compétences au sein de la Fondation Accenture. Son combat pour l’inclusion et la solidarité, lui, s’ancre dans l’enfance et des valeurs de tolérance transmises par ses parents. « J’ai grandi en Guadeloupe et mes parents ont toujours fait des choix de vie marginaux par rapport à la norme bien pensante. J’ai vu des parcours chaotiques, je sais ce que c’est. »
Pendant ses études, elle est présidente de l’association humanitaire de son école de commerce, « s’interroge sur l’aide qui fait à la place des gens, adopte une posture descendante ». Et lors d’une mission dans un village en Inde où elle accompagne des porteurs de projets par la mise en place de microcrédits, elle comprend qu’aider les autres, c’est leur donner les moyens de leur autonomie, les remettre dans l’action et le pouvoir d’agir. « Donne-moi ton aide pour aider les autres », dit la célèbre maxime de l’abbé Pierre. « Mon moteur principal, ce sont les gens, confie l’entrepreneuse. Chez Emmaüs, nous sommes écoresponsables presque par défaut. Le cœur du projet reste la réinsertion de personnes qui ont connu des coups durs. »
« J’ai envie de croire que le besoin de cohérence va frapper les consommateurs et que c’est tout le système qui va progressivement se remettre en question »
Le Mouvement Emmaüs France est une grande famille, avec les bons et les mauvais côtés de la famille. En 2015, le conseil d’administration lui fait confiance et lui laisse un an pour élaborer un concept deplate-forme en ligneavec les acteurs du réseau. Label Emmaüs est mis en ligne en décembre 2016 et reçoit un accueil très mitigé des boutiques qui voient encore, pour certaines, d’un mauvais œil cette entrée sur Internet du mouvement ou se sentent menacées par la professionnalisation du secteur. « Les premiers mois, il y avait tellement peu de ventes, qu’on connaissait le nom de chacun de nos clients. Les jours où il n’y avait aucune activité, je sortais ma carte bleue pour acheter un produit et déjouer le mauvais sort », se rappelle Maud Sarda avec humour. Après 5 ans d’existence, la plate-forme n’a toujours pas trouvé son seuil de rentabilité mais devrait l’atteindre » d’ici un ou deux ans », espère la fondatrice.
Un rôle exemplaire
« Même si l’équilibre financier est plus long à trouver, nous sommes un pied de nez à l’économie classique, estime Maud Sarda. La preuve que l’on peut faire de l’économie avec des valeurs humanistes, d’inclusion et une prise en compte de notre impact. J’ai envie de croire que le besoin de cohérence va frapper les consommateurs et que c’est tout le système qui va progressivement se remettre en question. » Fidèles aux valeurs du mouvement, Maud Sarda et ses cofondateurs ont fait le choix du statut de société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), à mi-chemin entre l’association et l’entreprise. « Un moyen pour nous de dire que nous sommes une vraie entreprise mais de garantir la poursuite du bien commun. L’enrichissement personnel, c’est le ver dans le fruit » , tranche-t-elle.
Afin d’assurer l’alignement du projet de Label Emmaüs, un comité éthique a vu le jour il y a deux ans pour sélectionner les structures qui peuvent vendre sur la plate-forme d’e-commerce. Avec le temps, Label Emmaüs évolue vers un rôle de plaidoyer auprès des entreprises traditionnelles et du grand public, que Maud Sarda prend plaisir à incarner. « Elle est notre influenceuse, la taquine Thomas Marcotte. L’Economie sociale et solidaire n’est pas une économie parallèle, nous sommes bien là pour faire bouger les lignes. Sur l’activité mobilier professionnel, nous commençons à travailler avec la célèbre marque Haworth de sièges de bureau. Nous allons innover ensemble, être sous-traitant pour leur activité de reconditionnement. »
Sur le site de Noisy-le-Sec, dans le 93, c’est le groupe United B – qui détient les enseignes Boulanger, Electro Dépôt… – qui se rapproche de Label Emmaüs pour renouer avec l’activité historique de réparation et reconditionnement des frères Boulanger dans les années 1950. Des évolutions positives qui cachent aussi une concurrence accrue sur le marché du réemploi et une baisse de la qualité des dons. Les grandes marques qui se lancent sur les offres de seconde main ? « Du greenwashing, juge Maud Sarda. Toutes proposent des bons d’achats aux consommateurs en échange de la récupération des articles usagés. Ce n’est pas ça l’économie circulaire. On continue de pousser à la consommation de produits neufs. »
Maud Sarda participera à la conférence organisée par le Monde « Quand la campagne réinvente la ville » sur le thème de l’Economie sociale et solidaire et ruralité, le 25 novembre à Guéret, dans la Creuse et en ligne.
Seront également présents à cette conférence : Marie-Laure Cuvelier, secrétaire générale de France Tiers Lieux, cofondatrice de la coopérative des Tiers-Lieux, Dominique Guerrée, président de Railcoop, Florence Delisle-Errard, fondatrice et directrice de Habitat des Possibles. Ainsi que Eva Sadoun, cofondatrice et présidente de LITA.co et coprésidente du Mouvement Impact France et la sociologue Isabelle Ferreras, maître de recherches du Fonds national de la recherche scientifique (FNRS), professeure à l’Université de Louvain (UCLouvain).
Les traits sont tirés, le visage fermé, les yeux rougis. « Je ne peux pas parler de soulagement», signale, d’emblée, au sortir de l’audience, Ghislaine Gistau, déléguée syndicale CGT de la Société aveyronnaise de métallurgie (SAM), située à Viviez (Aveyron). Sur le perron du tribunal de commerce de Toulouse, qui devait se prononcer ce vendredi sur l’intention de reprise portée par l’ancien patron de la fonderie Patrick Bellity, cette salariée prend le micro pour se faire entendre des salariés attentifs. « On laisse trois jours à Renault, jusqu’à mercredi 24 novembre, pour qu’il se positionne », rapporte-t-elle, des trémolos dans la voix. «Soit il accepte de s’engager et le tribunal donne du temps pour concrétiser l’offre. Soit, il refuse et le tribunal fixera, vendredi prochain, une nouvelle audience pour annoncer la liquidation sèche ».
Une décision inattendue qui laisse les salariés sous le choc. « Je ne sais pas quoi dire », témoigne du bout des lèvres Sandrine, les larmes aux yeux. « C’est terrible ». David Gistau, représentant CGT du personnel, lui, est gagné par la colère. « Ce n’est plus possible », s’emporte-t-il. « On veut du concret, sauver nos 340 salariés, leurs familles et notre territoire. On veut éviter des drames sociaux et on ne lâchera rien. »
Face à cette situation incertaine, les salariés de ce fabricant de pièces automobiles placé en redressement judiciaire en décembre 2019 puis en liquidation judiciaire avec poursuite d’activité jusqu’au 10 décembre, votent à l’unanimité, à main levée, le blocage de l’usine dès lundi, 5 heures du matin.
« Il faut faire de la Sam un exemple de relocalisation »
Pourtant, la veille, l’espoir animait encore les employés. Car M. Bellity, l’ancien dirigeant de la Sam jusqu’en juin 2016, obtenait le soutien financier de l’Etat, à hauteur de 5,5 millions d’euros, dont 4,5 millions d’euros sous forme de prêts. La région Occitanie s’était aussi montrée favorable à cette ébauche de reprise. Carole Delga, sa présidente PS, avait fait savoir au Monde qu’elle apporterait un soutien financier global de 3,3 millions d’euros.
Mais ces engagements sont conditionnés à l’accord du constructeur automobile Renault, le client quasi unique de la fonderie, qui doit fixer la feuille de route en volume de commande. En mai, le constructeur garantissait un volume d’activité de 40 millions d’euros de chiffre d’affaires jusqu’au printemps 2022 et le maintien de 250 emplois. « On veut que Renault respecte ses engagements », insiste Sébastien Lallier, délégué syndical CGT et secrétaire du comité social et économique. « On a été les premiers à produire des carters de qualité pour la Clio 5 hybride, livrés dans les délais. Et aujourd’hui, notre remerciement c’est ça ? Il faut faire de la Sam un exemple de relocalisation. »