Bac 2019 : « L’examen de philo renferme l’élève dans un emplacement hypercritique »

Bac 2019 : « L’examen de philo renferme l’élève dans un emplacement hypercritique »

La rédaction de philosophie est l’examen symbolique du baccalauréat. Cet exercice éprouve pourtant d’une grande facticité et ne permet pas aux élèves d’attraper les enjeux philosophiques, déclare le professeur Stéphane Bornhausen.

Lundi 17 juin, l’examen de philo ouvre le bal du bac. Stéphane Bornhausen, professeur de philosophie au lycée Balzac, à Mitry-Mory (Seine-et-Marne), et créateur d’un article sur l’enseignement de la philosophie au lycée dans la Revue du Mauss, déclare que les lycéens ne peuvent pas être bien préparés pour cet exercice. Il déplore que l’enseignement de la philosophie en terminale soit quasi exclusivement tourné vers la rédaction, exercice qui « enferme dans une position hypercritique, autant artificielle que nuisible à un enseignement disciplinaire ».

Dans la « Revue du Mauss », vous mentionnez qu’on « ne donne pas les moyens [aux lycéens] d’affronter l’épreuve de philosophie du baccalauréat ». Pourquoi ?

L’enseignement de la philosophie au lycée s’est bâti autour de l’épreuve de la rédaction, un exercice qui revêt une forme rigide. Elle est un corset dans lequel personne ne peut remuer et éteindre. Et la manière dont l’élève peut, avec ses consciences de fin de terminale, s’approprier cette forme est en fait assez artificiel : comme si on ne convoquait que trois philosophes – au hasard Platon, Kant et Nietzsche – et qu’on les faisait exprimer sur une question qu’ils n’ont jamais posée. Pourquoi faut-il réfléchir sur une question qui n’est là que pour éprouver la perplexité de l’élève ? Pour savoir comment il va arriver, en convoquant des auteurs, à trouver un semblant de réponse ?

Le cours magistral est fréquemment désavantageux pour l’élève, qui veut s’exprimer

Toutefois, la rédaction est devenue un patrimoine non négociable de l’enseignement de la philosophie. Mais face à l’abondance de notions à appeler, le professeur est bien forcé de s’en reconnaître au cours magistral ; celui-ci est souvent nuisible pour l’élève, qui veut se dire. Il résulte aussi de synthèses, de raccourcis dans les thèses sur lesquelles les élèves sont invités à réaliser des fiches. Ils ont l’impression qu’ils ont tout à leur disposition mais ne savent pas les articuler car il leur manque les successions, les médiations.

Les requêtes de la formulation à la française ne permettraient donc qu’à un peloton de tête de s’en sortir, tout en abandonnant une grande partie des élèves sur le bas-côté ?

C’est en effet un exercice analysant et très difficile qui a été pensé, à son ouvrage au XIXe siècle, comme une discipline de l’élite. Elle est très peu adéquate pour les élèves qui, pour la plupart, peinent à en saisir les enjeux et se retrouvent donc avec des mauvaises notes, en dessous de celles qui sont données dans d’autres matières. L’épreuve de philosophie est comme une montagne qui se dresse devant eux. Pour beaucoup, c’est même quasiment une mission impossible.

Les choses sont peu claires sur les revendications. Par exemple : la problématisation – qui doit apparaître dans l’introduction. Il est bien pénible de comprendre en quoi elle consiste pratiquement – même les professeurs ont du mal à l’étaler. Cela me semble juste un artifice rhétorique destiné à servir d’introduction à un débat qui est purement fictif… en donnant l’illusion à l’élève qu’avec les références accumulées dans le cours il développe une raison propre.

Vous révoquez « l’hypercriticisme » qui, selon vous, définit actuellement l’enseignement de la philosophie au lycée. De quoi s’agit-il ?

L’épreuve du baccalauréat consiste le plus souvent à dresser de manière très artificielle les philosophes les uns contre les autres. Comme si, dans chacune des parties de la dissertation, chaque philosophe essayait de détruire – et de surpasser – les philosophies précédentes. C’est d’abord faux du point de vue de l’histoire de la raisonnement philosophique, mais aussi problématique dans la conception de la discipline.

« Pour moi, la philosophie n’a pas de privilège »

Je ne pense pas que le rôle de la philosophie soit de critiquer les autres philosophes, ou de se bloquer dans une posture hypercritique sur tout. Cela donne cette idée fausse de la philosophie comme tribunal ultime de la raison, qui formulerait un verdict sur tout ce qui se fait, sur l’opinion, le discours, la politique. La philosophie est un exercice qui a une valeur en soi, mais ainsi serait-elle en position de surplomb par rapport au reste ? Pour moi, elle n’a pas de privilège.

Mais le cours de philosophie n’est-il pas justement le lieu idéal de la formation de « citoyens éclairés » et du développement de l’esprit critique ?

Je n’ai rien contre l’esprit critique. Je suis juste contre l’hypercriticisme. Tout est affaire de proportion. Avec l’exercice de la dissertation, tel qu’il est pensé et enseigné aujourd’hui, les jeunes sont invités à se montrer hypercritiques envers tout : les médias, les scientifiques, les pouvoirs, le bon sens, etc. Cela part d’une intention louable, si on se situe dans l’héritage des Lumières. Mais poussé à l’extrême, cela mène à la situation qui se déroule sous nos yeux : tout est objet de critique pour les élèves. Mais si tout est critiquable, alors qui croire ? Le dernier mot revient souvent au portable et à Internet, où leur hyperscepticisme les pousse à suivre des sites obscurs et des théories complotistes.

Vous prônez au contraire l’exploration des « méthodes des philosophes » : qu’est-ce que cela signifie ?

L’histoire de la discipline est traversée par toute une série de tensions : les uns interdisent la créativité, la liberté, quand les autres prônent une démocratisation de l’étude de la philosophie avec la pédagogie de normes et de règles. Je pense, quant à moi, qu’il faut s’intéresser à ce qui fait la valeur de la philosophie à mes yeux : elle est, pour chaque philosophe, une « expérience », un projet qui est désigné d’un bout à un autre et qui est conduit à affronter un certain nombre de difficultés.

Pour répondre à des problèmes, chaque philosophe a sa méthode. Platon, au moment où la logique n’est pas encore composée, s’appuie sur la « techné » : avec lui ce sont les exemples empruntés aux arts qui admettent d’apercevoir une réponse aux questions qu’on se pose. C’est une découverte, une méthode ingénieuse qui est offerte au lecteur.

Qu’est-ce que cela engage dans l’enseignement ?

On ne peut pas se limiter à une représentation de la philosophie comme d’un édifice qui tient par miracle, comme une grandeur mystérieuse. Elle ne doit pas rester mystérieuse. Il s’agit donc de présenter aux élèves des activités, pour qu’ils refassent des étapes-clés du trajet du philosophe et qu’ils saisissent qu’il y a une amélioration dans la pensée.

Ces exercices admettront aussi de les impliquer dans le cours. Cette manière de revenir aux fondamentaux, de franchir le « comment » de la construction des thèses des philosophes, ne signifie pas pour autant réduire la créativité. Au contraire. Connaître les fondations d’une méthode, c’est pouvoir l’adapter, la transposer, la penser. Et cesser le combat stérile des thèses.

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LJD

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