Activisme des dirigeants, militantisme des salariés : quelle est la place de la politique au travail?
Les rencontres RH, le rendez-vous mensuel du Monde sur l’actualité du management créé en partenariat avec Leboncoin, se sont tenues, jeudi 27 février, à la Maison de l’Amérique latine sur la place de la politique en entreprise. Quelle est la frontière entre l’engagement sociétal et la politique ? De la parole des dirigeants au militantisme des salariés, l’expression politique doit-elle passer la porte du bureau ? Peut-elle être libre ?
« Quand Geoffroy Roux de Bézieux, président du Medef, prend position sur la retraite, ça paraît normal. En revanche, sur un sujet diplomatique ou une question sociétale, c’est différent. Pourtant aux Etats-Unis, c’est déjà le cas. Des entreprises comme Nike ont pris des positions sur l’immigration et fait campagne dessus [affiche publicitaire de 2018 avec Colin Kaepernick]. Autre exemple, quand des entreprises de la Silicon Valley [Apple et Facebook en 2014] soutiennent ouvertement la GPA, ce n’est pas anecdotique. Dans le sillon des Etats-Unis, la France arrive aujourd’hui à l’âge de l’activisme politique des dirigeants et des directions des ressources humaines, », affirme le sociologue Jean-François Amadieu.
Qu’ils soient dans le textile, la distribution, l’import-export, le conseil ou la santé, les DRH présents aux « Rencontres RH » du 27 février confirment que la politique entre de plus en plus dans l’entreprise. Elle y accède au travers de l’engagement sociétal, attendu par les salariés. « Les collaborateurs attendent que l’entreprise les engage au-delà d’elle-même », affirme Emmanuelle Aufray, la DRH de Caroll International. Or, « ce qu’on cherche, c’est l’engagement des salariés, un supplément d’âme qui peut avoir une proximité par rapport à leur engagement personnel », explique Pascal Guérinet, DRH du Groupe Elsan, spécialisé dans les cliniques privées.
« Les préoccupations sont à des années-lumière des élections municipales. Dans le textile, le débat politique s’intègre par la responsabilité sociale des entreprises [RSE]. L’écoresponsabilité est devenue la norme. Les salariés comme les clients veulent connaître la traçabilité des produits, s’assurer qu’on n’est pas des gros méchants qui font travailler des enfants. Soit l’entreprise exprime ses engagements et les tient, soit elle meurt », témoigne Emmanuelle Aufray. « La RSE contribue largement à la fierté des collaborateurs et à leur engagement », souligne Cécile Desrez, la DRH de la Compagnie française en Afrique de l’Ouest (CFAO), multinationale d’import-export.
Porteuse de bénéfices
La frontière entre l’engagement sociétal et la politique est ténue. Chez PageGroup, « on va au-delà de la RSE. L’entreprise ne milite pas sur des sujets purement politiques, mais on a dépassé le cap de la neutralité, explique Stéphanie Lecerf, DRH de PageGroup (Michael Page) et présidente de l’association A compétence égale. Lorsqu’on a signé la charte de l’Autre Cercle pour s’engager en faveur des LGBT +, on voulait que chacun puisse être “lui-même” au travail. Des collaborateurs nous ont interpellés, estimant que le sujet relevait du “domaine privé”, raconte-t-elle. Mais aujourd’hui vie privée et vie professionnelle sont de plus en plus proches. Michael Page s’est engagé pour une entreprise inclusive, mais en précisant qu’on ne se positionnerait pas sur la question plus politique du mariage [pour tous]. »
La politique au travail est porteuse de bénéfices. Félix De Monts, fondateur et DG de la jeune start-up de lobbying Vendredi affirme que « les entreprises ont fait bouger les lignes en menant des combats politiques, comme sur la parentalité, par exemple ». « Aux Etats-Unis, ce sont les firmes qui les premières ont introduit les droits LGBT avant les Etats », renchérit le sociologue Jean-François Amadieu.
Mais les DRH prennent une série de risques avec la politique. « Les évolutions sociétales sont très poreuses pour les entreprises. Certaines font le choix de s’investir comme Michael Page sur LGBT +, mais dans la vie politique au quotidien, l’entreprise doit garder une certaine neutralité, explique Cécile Desrez. Très présente en Afrique, la CFAO a toujours cherché à conserver une certaine réserve. Car il est difficile de séparer la parole d’un dirigeant de celle de l’entreprise. Quand il y a des élections, on ne prend jamais parti pour un candidat. On est par ailleurs confrontés aux critiques sur notre présence [française] sur le continent, mais l’entreprise reste une zone de neutralité. La parole est différente quand on sort de l’entreprise. »
Les invités du 27 février
Ont participé aux Rencontres RH du 27 février : Jean-François Amadieu, sociologue, professeur à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, et décodeur du mouvement des « gilets jaunes » ; Emmanuelle Aufray, DRH de Caroll international ; Cécile Desrez, directrice des ressources humaines et de la RSE de la Compagnie française en Afrique de l’Ouest (CFAO), Pascal Guérinet, DRH du Groupe Elsan ; Stéphanie Lecerf, DRH de PageGroup et présidente de l’association A compétence égale ; Félix de Monts, fondateur et DG de Vendredi ; Anne Rodier, journaliste, Le Monde ; Gilles van Kote, directeur délégué, Le Monde.
Quoique, « lorsqu’un de nos collaborateurs a choisi de prendre deux mois de congé pour s’investir dans les élections municipales, ça relevait de ses choix personnels, mais on lui a signifié de ne pas le faire en tant que salarié de Michael Page », relate Séphanie Lecerf. La CFAO a rédigé une charte pour expliquer ce qu’un collaborateur peut (ou pas) diffuser sur les réseaux sociaux ; le groupe Elsan, très implanté dans les régions, compte lui avant tout sur le discernement des salariés qui s’expriment sur le Web. Le mouvement des « gilets jaunes » et, dans un autre registre, les réseaux sociaux ont ainsi conduit les entreprises à recadrer la liberté d’expression du salarié hors les murs de l’entreprise.