Archive dans décembre 2020

A Toulouse, les salariés de Spherea Test & Services se mobilisent contre un PSE « injuste »

C’est dans la précipitation qu’une mobilisation des salariés toulousains de Spherea Test & Services s’est décidée. Dans la grisaille de ce premier lundi de décembre, une centaine de personnes capuches sur la tête et masque sur le nez entame leur première matinée de grève. Dès 9 heures du matin, sans banderole ni slogan, une partie du personnel toulousain de ce fabricant de bancs de tests pour l’aéronautique civile installé dans le quartier Basso Cambo s’est mobilisée pour exprimer ses inquiétudes.

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Touchée de plein fouet par la crise économique que rencontre le secteur aérien, en lien avec la pandémie, cette entreprise, filiale d’Airbus jusqu’en 2014, prévoit l’année prochaine une baisse son activité de 50 %. Pour anticiper cette chute attendue, la direction a annoncé en septembre la mise en place d’un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE). Après plusieurs semaines de négociations, la signature de ce projet est prévue dans une semaine, mardi 15 décembre.

« C’est mal barré », prévient Mélanie Louvieaux, secrétaire CFE-CGC du comité social économique (CSE). Deux mesures de ce plan de restructuration sont dans le viseur de l’intersyndicale FO-CFTC-CFE-CGC : la suppression d’un quart de l’effectif total de l’entreprise, qui emploie 384 personnes en France, et la fermeture définitive du site d’Elancourt, dans les Yvelines, spécialisé dans les tests de systèmes électroniques pour le secteur de la défense.

« Activité militaire en péril »

« La stratégie de ce PSE est difficilement compréhensible », tonne Eric Sabathier, délégué syndical CFTC. « Car cette décision met en péril les activités militaires, qui sont stabilisées sur les cinq années à venir. » Les ingénieurs et techniciens franciliens seront alors transférés vers le site de Toulouse, dont l’activité est tournée essentiellement vers l’aéronautique civile. Avec 250 emplois, Toulouse compte comme clients Airbus, des sous-traitants aéronautiques et des compagnies aériennes.

« Ce projet de PSE est injuste et dangereux, regrette Florent Boudet, ingénieur et élu CFTC. Le site d’Elancourt est le moins impacté par la crise et contribue le plus au résultat de l’entreprise en 2020. Et ce plan menace la pérennité même de la société. Car les activités militaires vont être directement impactées par la perte de compétences et de réseaux provoquée par les nombreux salariés qui quitteront la société en refusant le transfert. »

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Les représentants du personnel reprochent également à la direction de « financer le PSE avec un emprunt de 16 millions d’euros », obtenu au titre d’un prêt garanti par l’Etat. « On est un peu atterré que l’argent de l’Etat serve à payer un PSE », s’étonne Mélanie Louvieaux, qui enjoint la direction de « revenir à la table des négociations », de maintenir ouvert le site d’Elancourt et de pas recourir aux licenciements contraints, tout en s’appuyant notamment sur le dispositif de l’activité partielle de longue durée. Spherea Tests & Services, qui n’a pas souhaité répondre au Monde, est une filiale de Spherea. En 2018, le groupe pèse 130 millions d’euros de chiffre d’affaires

Dans les Pyrénées-Atlantiques, la direction de Toray CFE tente d’enrayer la grève

C’est l’une des entreprises où l’ambiance est des plus tendues cet automne. Pour tenter d’enrayer la grève qui ralentit l’activité de ses deux usines de fibre de carbone à Lacq et Abidos (Pyrénées-Atlantiques), la direction de Toray CFE n’a pas hésité à assigner en référé d’heure à heure devant le tribunal de Pau, trois délégués syndicaux, CGT et FO, pour grève illicite, le 25 novembre.

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Face à la chute de son chiffre d’affaires dû à l’impact de la pandémie de Covid-19 sur le marché de l’aéronautique, l’entreprise a annoncé, le 15 octobre, un plan de départs volontaires, associé à un plan de sauvegarde de l’emploi qui prévoit vingt-neuf suppressions de postes. Ajoutés aux treize départs non remplacés depuis le début de l’année, cela fera quarante-deux emplois en moins début 2021.

« Pour nous, cette multinationale a les moyens de garder les emplois », Timothée Esprit, délégué CGT.

Pour les représentants des salariés, la réduction des équipes pour des postes aux conditions de travail difficiles – haute température, charges lourdes – sur des sites classés Seveso seuil haut, est inacceptable. La CGT a lancé un appel à la grève illimitée dès le 18 octobre, suivie, le 2 novembre, par FO. « Pour nous, cette multinationale a les moyens de garder les emplois », estime Timothée Esprit, délégué CGT.

Depuis, les usines ont connu de multiples jours de grève – jusqu’à douze d’affilée mi-novembre – ou des débrayages dans des ateliers. Cela a coûté 900 000 euros, selon la direction.

En justice, pour démontrer qu’il s’agissait d’une grève perlée illicite, elle a produit jusqu’à soixante-dix pièces. Dont certaines inattendues, comme des captures d’écran de conversations WhatsApp entre salariés, l’identité de ceux ayant cotisé à une caisse de grève en ligne ou des extraits d’interviews des délégués syndicaux. « Ils nous surveillent bien plus qu’on le pensait ! Or, ça ne servait en rien le dossier. C’est de la pure intimidation ! », s’indigne le délégué CGT.

« Pure intimidation »

Toray CFE, qui n’a pas souhaité répondre au Monde, demandait au tribunal l’arrêt immédiat de la grève et la condamnation de ceux qui se livreraient à un « débrayage isolé » à 1 000 euros d’amende.

Mais le juge a débouté l’entreprise. « Les cessations du travail entraînent immanquablement une diminution de la production, mais il convient de rappeler que le droit de grève est un droit constitutionnel qui ne peut être remis en cause qu’en cas d’abus de droit », lit-on dans son ordonnance du 30 novembre. Or, précise-t-il, il n’a pas été fait de « démonstration de l’existence d’un trouble manifestement illicite ».

Soulagé du jugement, Timothée Esprit estime que la procédure participe « d’un climat étrange où il est très difficile pour les salariés d’exprimer légitimement leurs revendications ». Les contraintes sanitaires « compliquent tout » : « Des gendarmes assistent régulièrement aux assemblées générales des salariés pour observer que les gestes barrières sont respectés. C’est aussi une forme de pression. »

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Comment s’organise la fusion des réseaux Société générale et Crédit du Nord

En mettant fin aux « doublons » des deux enseignes dans une même ville, le nouveau réseau fusionné passera d’environ 2 100 agences à environ 1 500.

Lorsque Danone a annoncé, le 23 novembre, un plan de suppressions de postes, le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, irrité, a souligné que, dans cette période de crise, l’Etat faisait « des efforts considérables », que « les salariés [faisaient] des efforts » et a demandé « aux entreprises de faire preuve du même sens des responsabilités et de considérer que la réduction d’effectifs, (…) c’est vraiment la toute dernière mesure, quand il n’existe aucune autre possibilité et que la situation économique est vraiment très difficile pour l’entreprise ».

La Société générale correspond-elle à ces critères ? Le groupe se lance en tout cas dans un vaste plan de restructuration de sa banque de détail en France. Après avoir déjà annoncé le 9 novembre la suppression nette d’environ 640 postes en France, le groupe bancaire a acté, lundi 7 décembre, la fusion de ses deux réseaux de banque de proximité, celui de la Société générale et celui de sa filiale du Crédit du Nord, constitué de neuf petites banques de proximité. Le groupe vise ainsi « une réduction nette de la base de coûts d’environ 450 millions d’euros en 2025 par rapport à 2019 », indique-t-il dans un communiqué.

Coupes massives

D’où viendront ces économies ? Le groupe va d’abord fermer 600 agences. En mettant fin aux « doublons » des deux enseignes dans une même ville (il n’y aura toutefois pas de marque uniforme sur tout le territoire), le nouveau réseau fusionné « passera d’environ 2 100 agences à la fin 2020 à environ 1 500 à la fin 2025 ». En 2013, les deux banques de proximité recensaient encore 3 158 points de vente. Le maillage aura donc été divisé par plus de deux en une douzaine d’années.

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Ces coupes massives interviennent alors que le réseau unifié, qui comptera près de 10 millions de clients (particuliers, professionnels, entreprises), va basculer « de plus en plus l’activité de banque au quotidien dans un traitement numérique et à distance ». Le « regroupement des fonctions centrales » contribuera aussi à l’effort. Ce rapprochement, qui faisait l’objet d’une étude interne depuis le 23 septembre, se traduira donc par d’importantes baisses d’effectifs. Certains syndicats redoutent « une véritable boucherie ».

Le groupe Société générale, malmené en Bourse depuis le début de l’année, souffre, comme tout le secteur bancaire, d’une faible rentabilité

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La mobilisation sociale anesthésiée par la violence de la crise

Des ouvriers de Bridgestone protestent devant leur usine contre la fermeture du site, à Béthune (Pas-de-Calais), le 27 novembre.

Ils ont suspendu leurs tee-shirts orange siglés « LMT Belin » à la barrière qui fait le tour de l’entreprise à Lavancia-Epercy dans le Jura. Sur chacun, à l’encre noire, un dessin ou slogan résumant le désarroi des salariés : le groupe allemand détenant cette PME met fin à l’activité malgré ses bons résultats. Beaucoup ont choisi des métaphores morbides, des croix ou, comme sur une pierre tombale, leur prénom accompagné de deux dates : celle de leur embauche et celle de leur licenciement. A l’autre bout du département, chez Jacob-Delafon qui ferme son usine de Damparis, les maillots étaient blancs. Avant l’été, ceux des salariés de La Halle, dans l’Indre, étaient bleu marine. Autant de symboles qui surgissent, ici et là, ces derniers mois dans l’Hexagone.

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Si le chômage partiel et autres dispositifs de soutien aux entreprises mis en place par l’Etat depuis mars permettent, actuellement, de limiter la casse sociale, les chiffres parlent d’eux-mêmes. Depuis le 1er mars, plus de 67 000 ruptures de contrats de travail ont été annoncées en France, contre 27 000 sur la même période en 2019 selon la Dares, service statistique du ministère du travail. Et tous les observateurs s’accordent pour dire que le pire est à venir.

Les difficultés à retrouver du travail rencontrées par les salariés de luttes emblématiques, comme celle des Continental ou des Goodyear sont dans toutes les têtes

Pour l’heure, tout, ou presque, se passe à bas bruit. Pas de mobilisation spectaculaire ou de longue occupation d’usine avec tentes et brasero comme on a pu en voir à l’hiver 2008-2009. Chez LMT Belin, qui fabrique des outils de découpe pour l’industrie, les bûches n’ont brûlé que quelques heures dans un baril éventré, vendredi 27 novembre, le temps des discours d’un élu CFTC et de la députée LR de la circonscription. Leur première mobilisation « visible de l’extérieure », alors qu’ils savent le site menacé depuis le 31 janvier, et que le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) a été lancé le 2 octobre. « On a été trop gentils », regrette un ouvrier. « On espérait qu’en restant professionnels, en travaillant même pendant le confinement, le groupe changerait d’avis ou qu’un repreneur verrait qu’on était des gens biens… Mais non », se désole Isabelle Courtet, élue CFDT.

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Le même espoir que l’entreprise soit rachetée a retenu les salariés de l’usine de sanitaires Jacob Delafon. « Si aucun repreneur ne se présente, il va nous falloir retrouver du boulot derrière, que les gens aient envie de nous embaucher », anticipe Jean-Claude, 41 ans, matriceur. « Je veux que mon CV reste clean », insiste son collègue Frédéric. Les difficultés à retrouver du travail rencontrées par les salariés de certaines luttes emblématiques, comme celle des Continental à Clairoix (2009) ou des Goodyear à Amiens (qui a fermé en 2014) sont dans toutes les têtes.

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Le licenciement polémique de Timnit Gebru, qui travaillait chez Google sur les questions d’éthique liées à l’IA

Timnit Gebru, qui travaille sur les questions d’éthique liées à l’intelligence artificielle (IA), a révélé, mercredi sur Twitter, que sa hiérarchie avait accepté sa démission. Or, l’intéressée affirme ne jamais l’avoir soumise.

Quatre jours après le licenciement par Google d’une chercheuse noire, dans des conditions encore floues, les demandes d’explication se font de plus en plus pressantes. Dans une lettre ouverte, près de 1 400 employés de la multinationale, ainsi que plus de 1 900 universitaires et autres membres de la société civile – selon le décompte établi samedi 5 décembre par l’Agence France-Presse (AFP) – exigent ainsi des précisions sur les motifs de ce renvoi.

Timnit Gebru, qui travaille sur les questions d’éthique liées à l’intelligence artificielle (IA), a révélé, mercredi sur Twitter, que sa hiérarchie avait accepté sa démission. Or, l’intéressée affirme ne jamais l’avoir soumise.

En outre, ce licenciement est intervenu après que la chercheuse s’est plainte, auprès d’un groupe interne, du fait que l’entreprise « réduise au silence les voix marginalisées ». Selon elle, Google lui a reproché certains « aspects » du message envoyé à ce groupe, qui seraient « en contradiction avec ce qu’on attend d’un manageur ».

Lire le reportage : « Un combat pour notre monde », chez Google, la contestation interne s’étend

Accusations de surveillance des employés militants

Selon la radio publique américaine NPR, Timnit Gebru avait également confié à ce groupe avoir reçu l’ordre de rétracter un article scientifique sur l’éventuelle utilisation d’une IA pour imiter des propos haineux ou biaisés.

Justifiant la demande de rétractation dans un e-mail rendu public, le chef du département intelligence artificielle au sein de la firme californienne, Jeff Dean, a fait valoir que l’article n’avait pas atteint les niveaux d’exigence en vue d’une publication. Le texte « présentait des lacunes importantes qui nous empêchaient d’être à l’aise avec l’idée d’y associer le nom de Google », détaillait-il.

En plus d’explications concernant cet article, les plus de 3 300 signataires de la pétition, mise en ligne jeudi, demandent un engagement « sans équivoque » de l’entreprise technologique à respecter l’intégrité scientifique et la liberté académique.

Militante en faveur de plus de diversité, Timnit Gebru a cofondé le groupe Black in AI, dont l’objectif est d’accroître la présence de personnes noires dans le domaine de l’intelligence artificielle. Américaine d’origine éthiopienne, elle a notamment étudié la propension des technologies de reconnaissance faciale à faire des erreurs d’identification de personnes de couleur.

Son licenciement intervient alors que Google a été sommé, mercredi, par une agence fédérale américaine de répondre à des accusations de surveillance à l’encontre de ses employés militants.

Le Monde avec AFP

La Gigafactory Tesla près de Berlin, ou comment Elon Musk bouscule le secteur automobile en Allemagne

Elon Musk, le patron de Tesla, sur le chantier de l’usine de Grünheide, près de Berlin, le 3 septembre.

La berliner Schnauze, la « grande gueule berlinoise », est une sorte de dialecte de la région de Berlin-Brandebourg, reconnaissable à son ich (« je »), durci en ick, et à son humour jovial, affranchi de toute forme de politesse. On y décèle aussi, souvent, une certaine mauvaise humeur, les blessures de la réunification et l’idée sous-jacente que les choses ne sont jamais aussi belles que « ceux d’en-haut » veulent bien nous le faire croire. C’est avec sa Schnauze des grands jours que Thomas Gergs, chauffeur de taxi à Erkner (Brandebourg) depuis 1975, nous fait faire le tour du grand projet dont il est riverain, à son corps défendant : la Gigafactory de Tesla, la future usine automobile et de batteries d’Elon Musk, à Grünheide, au sud-est de Berlin, dans le Brandebourg.

« Il a vraiment fallu qu’il vienne s’installer chez nous, celui-là !, s’emporte notre chauffeur, sans masque. Tu ne trouves pas qu’il aurait pu se mettre 100 km plus à l’est ? Là-bas, dans la Lusace, ils vont fermer les mines de lignite ! C’est déjà pollué, il n’y avait qu’à se mettre dessus, non ?, s’agace-t-il. Moi, l’industrie je suis pour, en général, mais il faut que ça reste de taille raisonnable. Et puis l’eau ? Déjà qu’on en manque ici en été ! Ce type va nous assécher avec son usine ! »

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Rien, dans le mégaprojet du patron du constructeur automobile américain, ne trouve grâce à ses yeux : ni les 12 000 emplois industriels directs créés (qui pourraient monter à 40 000 au total, selon l’entrepreneur), ni les retombées pour les sous-traitants locaux, ni les engagements environnementaux de Tesla. « Je sais bien que je suis un peu pessimiste, concède-t-il, mais j’en ai vu d’autres, depuis 1990. Je ne pense pas que les gens d’ici profiteront des emplois créés. » Il n’est pas le seul à nourrir le scepticisme. Depuis plusieurs mois, d’autres riverains en colère, opportunément alliés à des militants écologistes, s’opposent au projet, sous l’œil des caméras.

« Le plus gros investissement privé depuis la Réunification »

Le bouillonnant entrepreneur californien perturbe la tranquillité des habitants du coin. Le chef-lieu Erkner et ses environs, ce sont quelques centaines de maisons individuelles avec jardin, au milieu d’une région idyllique faite de lacs aux eaux limpides et de plantations de pins à perte de vue. A part le S-Bahn (équivalent du RER) vers Berlin, rien ne vient rappeler la présence de la tapageuse métropole, distante de seulement 35 km.

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Emploi : l’e-commerce au banc des accusés

A Lauwin-Planque (Nord), le 26 novembre 2020.

Combien l’e-commerce crée-t-il d’emplois ? N’en détruit-il pas aussi en parallèle ? La somme est-elle positive ? Ces questions sont sensibles et encore ravivées par le reconfinement, qui a fermé des commerces physiques mais laissé ouverts les sites de vente en ligne comme Amazon. Ce vendredi 4 décembre, à l’occasion du « Black Friday », une étude conclut à un effet plutôt négatif en France : entre 2009 et 2018, l’e-commerce aurait détruit 82 000 emplois, avec 114 000 suppressions nettes dans le commerce de détail non alimentaire et 32 000 créations dans le commerce de gros. D’ici à 2028, 46 000 à 87 000 autres emplois pourraient être détruits, en fonction de la progression de la vente en ligne.

Décryptage : En France, Amazon, symbole de l’hyperpuissance des GAFA, sous un feu roulant de critiques

Cette analyse a été menée par Ano Kuhanathan, économiste chez l’assureur Euler Hermes, passé par le cabinet de consultants EY, et Florence Mouradian, consultante et ex-économiste de l’OCDE. Menée sur sept pays, l’étude a été financée par la députée européenne de La France insoumise Leïla Chaibi, sur une idée des Amis de la Terre, une ONG écologiste engagée, comme l’élue, dans une campagne contre l’expansion d’Amazon.

Habillement et chaussures

« En théorie, la vente en ligne détruirait des emplois dans les magasins physiques mais en créerait en amont et en aval de l’acte d’achat, par exemple dans le commerce de gros ou la livraison, expliquent les auteurs, citant le concept de “destruction créatrice” théorisée par l’économiste Joseph Schumpeter. Mais au total, il semblerait que le secteur arrive à opérer avec globalement moins de ressources. » L’habillement et les chaussures seraient les plus touchés. Ainsi que les petits commerces : les sociétés de plus de 250 salariés auraient quant à elles connu 14 000 créations nettes.

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Evaluer de façon définitive les effets de la vente en ligne sur l’emploi est très difficile. M. Kuhanathan et Mme Mouradian ont utilisé un modèle économétrique pour calculer si le taux de pénétration de l’e-commerce avait une corrélation statistique avec le niveau d’emploi dans le commerce en général.

Patrick L’Horty, professeur à l’université Paris-Est, souligne que la baisse des prix liée à l’e-commerce pourrait faire monter la consommation et donc l’emploi

Certains résultats peuvent surprendre : l’Allemagne n’aurait connu que 3 000 destructions dans le commerce de détail. Les auteurs l’expliquent par la plus forte proportion d’entreprises de taille moyenne outre-Rhin. Autre limite importante : alors que l’e-commerce crée en principe des emplois de livreurs, les calculs n’ont pas permis d’isoler un « impact significatif » sur le secteur du transport de marchandises. Cela peut-être dû, selon les auteurs, à un effet trop faible ou au fait que certains chauffeurs, autoentrepreneurs ou travailleurs détachés étrangers, échapperaient aux statistiques.

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« On est les oubliés de toutes ces critiques » : à Lauwin-Planque, l’amertume des salariés d’Amazon

Amazon s'est installé à quelques kms de Douai en 2013, dans la zone d'activité du village de Lauwin-Planque ; rejoignant ainsi d'autres distributeurs (tels que Kiabi, Big Ben, etc).
La zone petite zone industrielle est installée au milieu des champs, séparée du village par la route départementale.
Amazon offre 2000 nouveaux emplois (CDI) et les embauches montent à près de 6000 (environ 4000 intérimaires) lors des périodes de fêtes ou soldes. Les entrepots sur place font 90 000 m2 au sol. Le territoire est fortement touché par le chomage : 14 % en 2013. C'est une région minière et d'industries textiles et automobiles, secteurs qui ont fermé ou évolué depuis les années 60.
Pour Christian Poiret, maire de Lauwin-Planque et Président de l'Agglo, Amazon dynamise la région et offre du travail à une main d'ouevre non qualifiée qui serait au chomage autrement. Amazon est le premier employeur du Douaisis (si l'on compte les intérimaires). Les entrepôts d'Amazon. Beaucoup de circulations de camions et de voitures garés un peu partout. Il est question de construire un très grand parking pour faire face à cette profusion de véhicules.

LUCIE PASTUREAU POUR « LE MONDE »

Par

Publié aujourd’hui à 02h46, mis à jour à 09h20

Une pétition pour « un Noël sans Amazon » ; un appel d’élus, d’associations et d’ONG pour « stopper Amazon » ; des manifestations en Moselle, en Loire-Atlantique, ou encore dans le Finistère contre l’implantation de nouveaux entrepôts… Ces dernières semaines, le géant américain du e-commerce concentre toutes les critiques. Si les griefs sont connus – mauvaises conditions de travail, optimisation fiscale, concurrence déloyale face aux petits commerces… –, ils ont été accentués cette année par la crise sanitaire et le confinement : en permettant de consommer sans sortir de chez soi, l’entreprise fondée par Jeff Bezos apparaît comme l’un des grands gagnants de cette pandémie.

Aux abords des entrepôts Amazon à Lauwin-Planque (Nord), le 26 novembre.
Explications : comment Amazon continue à livrer malgré la fermeture de ses entrepôts français

A Lauwin-Planque (Nord), en cette journée ensoleillée de fin novembre, ces controverses semblent bien loin. Le pic de consommation de l’année approche et cela se voit aux abords des deux imposants centres, de distribution et de tri, cernés par des champs agricoles. Entre le « Black Friday » (repoussé au vendredi 4 décembre en France à la demande du gouvernement) et les fêtes de fin d’année, ils passent de 2 500 à près de 5 000 travailleurs. Badges autour du cou – bleus pour les personnes embauchées, verts pour les intérimaires –, les salariés de l’après-midi viennent relayer ceux du matin dans un ballet incessant de camions de livraison.

Travailler pour le géant américain ne faisait pas partie des plans de carrière d’Axelle, qui vit dans le petit village d’Hem-Lenglet, à une petite trentaine de kilomètres de Lauwin-Planque. Son ambition : devenir professeur de maths. Mais après avoir décroché un master en enseignement, elle rate le concours. Alors en attendant de le repasser l’année suivante, « et pour pouvoir vivre », elle postule chez Amazon à l’été 2016, sans trop d’entrain : « J’avais de l’appréhension parce qu’on entendait beaucoup de choses sur l’entreprise. » Elle devient alors intérimaire dans le « service prélèvement », c’est-à-dire qu’elle est chargée de chercher dans les stocks les articles commandés par les clients.

Puis elle est embauchée en CDI en novembre de la même année. « Finalement, ça m’a plu », raconte la jeune femme de 34 ans, comme surprise, citant « le boulot intéressant », le fait de pouvoir travailler « sur plein de postes différents » et la possibilité d’évolution rapide.

Dans les rues de Lauwin-Planque (Nord), le 26 novembre.

« Qu’est-ce qui est mieux ? »

Pour Séverine, intérimaire depuis deux ans, « on est les oubliés de toutes les critiques » contre le géant américain. « Pure Douaisienne » de 44 ans, elle non plus n’avait pas une bonne image d’Amazon lorsque l’entreprise s’est implantée en 2013 dans la zone d’activité de Lauwin-Planque, à quelques encablures de Douai. Aujourd’hui, elle aimerait y être embauchée. « Ce n’est pas dégradant de bosser pour Amazon, selon elle. Et puis, qu’est-ce qui est mieux ? Travailler à la chaîne chez Renault ? J’étais diplômée en coiffure, j’ai travaillé chez SFR en tant que chargée de clientèle où on m’en a fait voir de toutes les couleurs, dans la logistique chez Kiabi, j’ai fait des ménages… Et c’est ici que je me sens bien. »

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